2 octobre 2024

Everest, Inoxtag - Le temps retrouvé

Kaizen : Inoxtag a plié le game et on vous explique comment - Afffect Media
Pas à pas, la montagne va lui apprendre le vertigineux présent

 

Un petit mot  qui s'ajoute aux 35 millions de visionneurs du film d’Inoxtag en quinze jours. Ce jeune homme de 22 ans, assuré de son million de followers se fixe en 2020 un nouvel objectif de « ouf, frère, bro »  : grimper l’Everest dans un an.
Le récit-film qu’il en tire est passionnant : le jeune homme pressé, avec sa vie exténuée de malbouffe , de mal dormir, de mal vivre, d'instantanéité du temps s’engage à (essayer de) gravir la plus haute montagne émergée , l’icône des records : l’Everest.
Et, bien sûr, c'est très autocentré (c’est un youtuber) en go pro, en selfie, suivi par d’acrobatiques cadreurs et des drones asservis et il fait le récit, souvent en live, de ses efforts, préparations, enthousiasmes mais aussi de ses doutes, appréhensions et grandes peurs.
Et le voici, dans ce temps luxueux d’une année -une éternité au regard de ses journées de boulimie on line- écouter son corps, choisir des compagnons coachs , guides, sherpas. Il bascule peu à peu dans la transmission humaine, de main à main sur arrière plan de nature.
L’Everest qui n’était qu’une image (la très belle montagne du générique d'ouverture n’était pas l’Everest mais le Ama Dablam, un autre sommet népalais ) devient peu à peu une présence mythique qui s’approche, se dérobe et se concilie.

 

L'humilité et le respect de la montagne

Plus même que l'effort consenti , soudain le tempo s’étire : lent GR 20 des dénivelés radicaux, aubes glaciales des sommets alpins, longues marches d’approche himalayennes.
L’arrivée à Kathmandu avec ses vaches errantes, son trafic chaotique tout ça le ravit, en réaction live in the box.
Puis ce sont de longues marches, découvertes du haut pays, sourire, réserve, humilité des guides et sherpas. Doigts perdus, engelures et dizaine d'ascensions parce que c'est ainsi qu'on fait vivre sa famille.
Inoxtag descend sur terre en l’arpentant , en perdant du temps, celui de l'attente et des fenêtres météo, réduit presque complètement ses posts et messages. Et découvre la folie, le business des expéditions. Encombrements sur les cordes fixes, oxygène dopante qu’on se vole, montagnes de déchets.
Chaleur des rencontres dans les tentes , pisses nocturnes et diarrhées monstrueuses , Covid insidieux, personne n’échappe aux vicissitudes de l’altitude des confins.
Peu à peu , Inoxtag s’humanise, rit moins , devient chaleureux. Il comprend qu’il s’agit moins d’un exploit que d’une quête.
Il y a un pouvoir de la montagne : un des deniers espaces de liberté où la responsabilité peut devenir intime.
 

 Décider par soi-même

On y va, on n’y va pas ?
On peut, on ne peut pas?
La météo ouvre quelques portes mais au final c’est le grimpeur qui personnellement décide.
La plus belle réplique du film, celle du compagnon skieur, « arrête avec ta gorge, arrête de t’écouter. On va faire ce qu’on sait faire : avancer d’un pas puis l’autre. Et continuer. »
Immensités, verticales interminables et crevasses gigantesques. Avalanches et chutes de sérac aléatoires où chacun, expérimenté ou débutant est soumis au même sésame de la montagne. Présence de la mort, accidents et cadavres anciens.
Dans les épreuves, on se synchronise souvent avec des proches. Ils nous accompagnent dans les moments de dépassement et ils sont parfois destinataires de l’ordalie.
Inoxtag étant peut-être trop jeune pour impliquer ses enfants et un peu solo pour se raccorder à une âme soeur, celle des ultimes messages de Rob hall ou Scott Fisher lorsqu'ils approchent de leur fin perdus dans la zone des 8000, c’est pour lui une reconnexion à ses parents qui va se mythifier intimement au cours de sa quête.
Quête finit par la ferveur et le silence..

Bien sûr tout est critiquable et critiqué, relatif et ambigu, grassement produit mais le récit , la découverte des espaces et cultures du monde lointains, la question du risque ultime, la mutation du bonhomme sont indéniables et touchants. Le télescopage entre le virtuel et la réalité, entre l'ego et le collectif, entre l'hyper-individu et son environnement s'y manifestent.
Les drapeaux de prière qui apparaissent de plus en plus dans le cadre ont éclairé l’âme du youtuber.
Lha Gyal lo !

Sur Youtube : Kaizen, d'Inoxtag https://www.youtube.com/watch?v=wrFsapf0Enk



29 septembre 2024

Kill me, "le théatre de la vérité"

 

Il y a des moments dans une vie d’artiste ou de penseur où tout converge : une musique , un accident, une image, une détresse ou un chaos d’évènements qui nous occurrent, prennent sens dans une perspective parfaitement juste et ordonnée. 
Marina Otero est parvenue à ce moment "satorique" , qu'elle déploie dans "Kill me", sa plus récente création théatrale. Prise il y a trois ans dans une impasse existentielle dangereuse elle médite alors sur son passé, son enfance et sa passion amoureuse, ses recherches esthétiques et ce qui s'exprime de destinal politique dans une intimité, la sienne, vécue à l'os.

 
A la fin de la catharsis, l'autel-coeur souillé adoré consacré

Afin de mettre en scène cet inachevé des reconfigurations elle recrute à l'issue d'un casting de trajectoires réelles,  des danseuses et un danseur, exposées comme Marina Otero elle-même à l'étiquetage du DSM des troubles psychiques, diagnostiquées Borderline ou schizophréniques, en tout cas "mundia dysphoriques" à la manière de Paul B. Preciado. De longues conversations biographiques, un lent cotoiement collectif et l'invocation du risque dansé par la figure de Nijinsky foudroyé-crucifié par la folie. C'aurait pu être Nietzche mais Nijinsky dansait et Otero tient à ce que ça se voit au travers d'un corps qui maintient sa danse. Le vertige de chaque vie est ici exposé en lucidité et délicatesse dans une catharsis déchirante et drôle. Rien à cacher, tout est mis en scène et tous les protagonistes seront interchangeablement frontalement nus, à l'exception du Nijinsky d'accident, émouvant déchirant de justesse et d'incarnation.. Coudières et surtout genouillères puisque vivre passe par la chute dansée.

L’énigme du trouble mental

D'une part nous savons aujourd'hui que nous savons très peu du trouble mental, la plupart des psychiatres encore moins que les patients. D'où cela procède, vers où cela va, quel nom proposer à cette constante reconfiguration psychique des souffrants. Quelques médicaments font de l'effet et "contiennent" (lithium, celui de nos portables qui nous relient les uns aux autres, la morphine qui nous accable, les neuroleptiques qui nous maintiennent, etc)
D'autre part, cette extrême sensibilité qui convoque le monde dans l'intime se manifeste au travers du corps. Plaque sensible, paratonnerre, ce désordre psychique ouvre sur un possible théâtre de vérité. Au-delà d'un simple atelier thérapeutique, le travail sur le matériau biographique circulant dans le groupe, sur ce qui apparait des corps individuels sous l'appareil uniforme d'une nudité et d'une même perruque rousse, tout cela raconte ce qui menace et exulte dans une vie.


Les politiques, les destins, les figures héroïques (Marilyln, Nijinsky, Lady Di) , la pop et le baroque se manifestent dans les corps nus et les chorégraphies qui jouent des portés, des élévations ramenés sans cesse à la chute et des chutes qui s’effacent dans le relevé.
 
"Pire que la mort, il y aurait mourir dans la vie". 
Certaines œuvres, précisément parce qu'elles s'inspirent du désastre, aident à vivre.
 
Kill me, une oeuvre-performance donnée au Théâtre du Rond-Point, avec standing ovation finale
 


City of Darkness, une humble baston

 

Evidemment il s’agit de corrida, de combats contre la force brute, chorégraphiés et musicalisés. Pas de danseuses mais des malfrats parfois savoureusement efféminés.Il vaut mieux aimer la corrida pour entrer dans cette architecture fantasmée.

Toi qui entre ici, apprête toi à travailler

 

Au milieu du Hong Kong des années 80 déjà prodigieux de postmodernité : rues sur 3 niveaux, atterrissages en coeur de ville, activités grouillantes night and day.
Un réfugié boat-people, combattant honnête se fait arnaquer par un gang et se réfugie dans la citadelle de Kowloon , excroissance anarcho - favelesque, grosse verrue dans la modernité galopante.
La meilleure réplique postmoderne du film : le mafieux tend un papier photocopié à l’honnête travailleur en prétendant que ce sont les papiers pour lesquels il a payé d'avance :
« Tu voulais des faux papiers , eh bien tu en as »
Commencement de la corrida qui mène le pauvre taureau jusque dans la citadelle.
 Arrivé là, nouvelles bastons acrobatiques mais avec 3 thématiques passionnantes. Ce qu’il faut de combat et d’adrénaline pour nous faire passer trois leçons :
  1. Les anciens tiennent. Patrons respectés des jeunes modernes , dope et karaoke à tous les étages. Mais leur temps passe et la passation de pouvoir se pose managérialement : savoir éviter la guerre inutile, dominer ses émotions, s’en tenir à des principes éthiques. « C’est toi le patron , tu dois être indifférent aux émotions ». Aussi la question de la vengeance : la mémoire que conditionne la vengeance est vitale mais destructrice de futur. À quel moment le Passé doit-il rester passé ? Il faut un certain âge pour cette méditation et c’est le débat entre les trois vieux bandits.
  2. Le capitalisme (chinois ?) comme néant. Ce qui menace le plus fondamentalement cet ordre ancien est le capitalisme, le profit insensé au service de l’ego le plus enfantin. Le méchant aux super pouvoirs a le rire idiot et les fringues pseudo Versace d’un bandit de Brian de Palma. Ivre de sa puissance, piétinant les faibles, ne connaissant que le darwinisme le plus bestial. Il est le vulgaire moderne tandis que les vieux boss persistent dans la tradition.
  3. Tout travail est respectable et fonde la ruche de la communauté. Cette tradition ne leur est pas personnelle, ils la partagent avec une communauté, arbitrent les différents, écoutent les humbles et négocient avec les puissants. Le film consacre de nombreux moments incompréhensibles pour un non chinois à la culture la plus populaire, faite de recettes de street food, de bonbons pliés par des enfants. Chacun exerce un métier ou une activité dans cette ruche anarcho-solidaire. Toute activité y est digne , de la prostituée (positive tuée) au vendeur ambulant ou au barbier, jusqu’au mah-jong métaphysique des destins incertains. Chacun travaille et c’est la digne morale de la communauté. Aucune honte à être pauvre ou marginal ou bandit mais opprobre muette vers le prédateur glouton. 

    City of darkness, 2024, un film de Soi Cheang

4 septembre 2024

Y aura t il du théâtre sur Mars en l’an 3000 ? Heiner Müller en été


Heiner Müller à Vienne en été

Un amphithéâtre romain dans la campagne autrichienne. Ici des Romains se sont retrouvés, chaleureusement serrés, dans le cercle de cette arène. Des combats, des jeux, des joutes, des moments d’esthétique ou de politique.
2000 ans plus tard, il reste le cercle. Vu d’avion, la perfection d’une architecture.  In situ, une enceinte herbeuse.

Hamlet dans des ruines en Europe


Et à la tombée de la nuit, un par un, des spectateurs qui traversent les champs pour assister à une représentation théâtrale.
Hamlet-machine. La “machine Hameau” dans la traduction française du  site artcarnatum qui proposait Euripide la veille et Shakespeare le lendemain. Sans cartels ni commentaires ni critique.
 

Heiner notre héros

Une des pièces les plus célèbres de Heiner Müller, mise en scène par Jourdheuil, Vincent ou Bob Wilson. Heiner Müller, notre Shakespeare du XXème siècle, apparu en RDA lorsqu’elle était séparée du monde par des barbelés et des murs.
A l’époque Heiner traversait cette frontière, évidemment traître à tout système, toute idéologie. Singulièrement penseur, recycleur d’Eschyle et de Shakespeare.
A la question du système communiste que nous lui posions et dont il émanait, tout autant que de Brecht ou d’Eschyles, il répondait ironiquement (critique autant que lucide) : “la question de l’emploi, de l’argent et du logement étant définitivement réglée chez nous, il ne reste plus de place que pour la dimension réellement tragique de la vie.”
Nous avions partagé une fois les mêmes pissotières d’un théâtre et à 25 ans j’avais ressenti cette coïncidence comme un signe du  destin.
J’avais assisté émerveillé aux 4 séances de lecture à la table des oeuvres complètes, avec Müller au centre de la Cène théâtrale, bouteille de  Teacher en évidence devant lui. Depuis lors ma marque de prédilection.
 

Patrimoine romain pour lecture du XXeme siècle

Voilà donc que ces jours-ci de l’été finissant  à Vienne en Autriche se donnait Hamlet-Machine. A 40 kms de la capitale. Pas moyen d’y couper, pour toutes ces raisons de mythologie personnelle.
L’amphithéâtre de Carnuntum, bien perdu dans les champs et avec ses éoliennes en horizon (8% de la consommation électrique du pays)  pouvait rassembler 12000 personnes dans sa grande époque mais ce soir-là, nous devions être 107, bien rangés sur nos chaises rassemblées dans l’arène, orientées vers une plongée de gradins en ruine.

Plusieurs chauves radicaux


Qui peut bien aujourd’hui faire 40 kilomètres (sans doute personne d’un village voisin) pour aller voir une pièce d’un auteur anciennement est-allemand, pièce difficile, histoire du théâtre  condensée en 20 pages, comédiens répartis sur le même personnage de Hamlet ou d’Ophélie et abandonnant leur rôle en cours sur le mode d’Artaud ?
En tout cas c’était une troupe italienne, avec sandwiches à la mozzarella dans le foodtruck ..
Jeunes acteurs inspirés, proférant leurs imprécations en veillant à descendre pieds nus sans dégringoler les gradins en ruine envahis de fougères.. Une belle lente entrée de théâtre No sur silhouettes de grands arbres. Arbres à peine centenaires que les Romains n’auraient pas laissé envahir leur édifice de culture.  Mais arbres éclairés en majesté, de même que les humbles fougères peu à peu envahies pendant le spectacle  de dizaines de croix blanches telles celles des cimetières militaires.
Sous-titrage anglais (rapide, direct) et allemand (plus long, donc écrit plus petit) sur de petits écrans de bord de scène.
Un auteur allemand, incarné par une troupe italienne en Autriche avec sous-titres anglais et spectateurs divers, au moins un petit français.

 

Qui se déplace pour le théâtre ?

Un public de septuagénaires qui le samedi persiste à croire au théâtre, cheveux mi-longs ou totalement rasés pour rester plus indéfinissable. Quelques jeunes spectateurs sont des copains des acteurs ou eux-mêmes aspirants comédiens.
Pas de très grande ironie, juste l’un des trois Hamlets qui tombe le pantalon et apparaît en porte-jarretelles (Maintenant je veux être “una donna”). Une pièce lue à la lettre.
Donc presque 2000 ans après sa construction, du théâtre se donne encore dans cet édifice.
C’est magique, avec son camion de pompiers prêt à évacuer tout spectateur s’effondrant sur le chemin et son horizon d'éoliennes.
Mais dans 1000 ans , qui donc viendra encore ? Quels retraités de l’enseignement humaniste progressiste ? Quels anciens du théâtre ? Ce soir là il y avait à Vienne dans chaque Disco des milliers de jeunes en semi-extase techno mais à peine 10 ou 12 pour Heiner Müller.
Et pourtant ça marche..
Tant que des humains se parleront , il y aura du théâtre et de la poésie. Car plus l’expérience est intense et difficile, plus il en  émane des  tentatives de langage. Plus la mémoire générationnelle se perd, plus cette perte suscite  de nouvelles interprétations.
Donc oui : il y aura du théâtre sur Mars en l’an 3000.
A la simple condition (pas si évidente) qu’y subsiste encore du langage de conversation et de la suite générationnelle..
Nous reprendrons alors le chemin poussiéreux et nous reviendrons..  


Hamlet-machine, Heiner Müller, par la troupe du Teatro Attivo de Milan

www.artcarnatum.com



27 août 2024

Irène Nemirovsky, la lucidité en insouciance, l'écriture de la vie

Des années pour me rapprocher de ce livre mais une impression d’autant plus bouleversante en ces jours de commémoration de la Libération de Paris.
Voici un livre écrit par dessus l’époque , lucidement posthume et qui explore , restitue tous les possibles de l’effondrement causé par la défaite française de 40.
Débâcle de toutes les classes sociales jetées sur les routes , mêlées de soldats en déroute, d’automobiles en panne , de réquisitions brutales. Ce n’est pas seulement une débâcle, c’est la fin d’un monde , telle que Zweig a pu la décrire avant son suicide ou que Céline l’a raconté au sortir de l’anéantissement de 14 dans son "Guerre".

Un livre de destins

Mais il s’agit ici d’une femme, d’une juive errante (de Kiev à Saint Petersbourg, Vienne, Paris, Nice, Issy-l'Eveque, etc) qui ressent , s’approprie toutes les identités de l’époque. Aristocrates maintenant leur rang, domestiques conservant leur morgue de proximité, petits bourgeois à la bourse fragile, écrivains s’enfuyant avec leurs manuscrits et découvrant épouvantés que leur vie est peut être sauve mais que ces temps nécessitent un renouvellement de leur écriture.
Des paysans qui tentent de tenir leurs récoltes , des femmes sans nouvelles de leurs maris prisonniers.
Sur le mode des nouvelles de Tchekhov la guerre nous est présentée au travers des intimités individuelles. 

Car Irène a beaucoup ri, dansé, parlé 7 langues avant d'être anéantie



Un chat d’appartement bourgeois qui découvre la volupté des jardins d’été.
Un jeune patriote qui découvre la patrie de la chair. Des orphelins saisissant la chance de la Débâcle pour assouvir leurs instincts vengeurs.
Chacun raconté dans sa vérité singulière au plus près du quotidien.
Puis , avec l’armistice, arrive l’armée d’occupation, qui occupe effectivement les conversations, les calculs de réquisition et les maisons.
C’est écrit en 41-42, depuis un village occupé et ce qui est entrevu, présenté comme jamais , en prémonition des mythologies d’après guerre , c’est par exemple  l’indicible érotisme diffus de l’occupation. Les hommes ont perdu la guerre, sont prisonniers , silencieux, et l’armée qui occupe le village est une cohorte de corps jeunes, chantants , victorieux.

Les allemands on ne les aime pas mais Hans , Peter ou Klaus (prémonition de la  Barbara de Gottingen) avec qui nous partageons le vin , à qui nous vendons à prix d’or nos marchandises s’ils ne les réquisitionnent pas, qui nous ont montré les photos de leur fiancée, de leur famille, sont ils si lointains ?
D’abord les serveuses qui savent ne pas être trop farouches mais bientôt les jeunes filles désœuvrées et même quelques femmes romantiques ou bovaryennes.
Nemirovski vit tout cela , sous identités d’emprunts , juive ukrainienne ayant perdu le riche monde de la grande bourgeoisie d’avant guerre , écrivain célèbre et traduite dans de nombreuses langues, finalement convertie au catholicisme , conversion qui ne protègera aucun membre de cette famille du furieux zèle de quelques gendarmes français.
Toutes les classes et identités , paysannes, allemandes, sont racontées tandis que le point aveugle, l’œil cyclonique , reste le destin juif. Probablement pour des raisons de sauvegarde désespérée mais peut-être également parce ce que ça lui nécessiterait un autre effort monumental de compréhension.
 

Le destin du livre

Dans ses lettres à son éditeur elle dit écrire beaucoup et qu’elle a conscience d’écrire une œuvre posthume. Elle organise la préservation de ses deux petites filles qui traverseront la guerre, de cave en cave, d’écoles en couvents, au gré des humanités et des intérêts , en traînant avec elle une valise de correspondances et d’écrits dont un manuscrit qui leur semblait une sorte de journal intime trop douloureux à lire après le jamais retour de leurs deux parents des camps d’extermination. 

Ne perdant pas une minute ses projets, on peut imaginer que dans le train qui la menait de Pithiviers à Auschwitz elle s'écartait du voyage en méditant sur les développements de son oeuvre. Se disant probablement qu'à l'arrivée avec un peu de papier et un stylo elle terminerait les 1000 pages de son roman prémonitoire. Hélas ce furent l'infirmerie des agonisants puis l'assassinat anonyme. Une vie massacrée.
Pour les petites filles, des semaines à passer chaque jour au Lutetia, siège ancien de la Gestapo , en espérant y retrouver l’un de leurs parents.
Des décennies plus tard, à la manière décalée mais formidablement contemporaine du « Guerre » de Céline nous parvient cette œuvre exactement lisible aujourd’hui. Irrecevable à l’issue de la guerre car trop ambiguë avec les allemands, trop silencieuse des persécutions dans les années 70-80, avec son apparent retrait du judaïsme  mais aujourd’hui bouleversante et édifiante sur ce que la guerre touche intimement. Érotisme et héroïsme , comptes minables et destins de saccage.

Irene Némirovsky, Suite française, Denoël, avec une préface de Myriam Amissimov

 


26 août 2024

Une architecture de l'expérience, Peter Zumthor - Bruder Klaus Kapelle - Vers le spirituel par les entrailles

Ce qu'il faut de violence pour s'arracher de la Terre quotidienne

C’est une campagne ancienne , de champs en pentes douces. Un moine , frère Klaus, Nicolas de Fluë, y a vécu en ermite , nourri par les paysans. Le miracle de chaque jour, une écuelle remplie. Théologue et politique après son parcours séculier (5 filles, 5 garçons, prospérité) puis mystique. Considéré depuis comme le saint patron des agriculteurs chrétiens. 

Saint Nicolas de Flue, méditation vers le Haut lointain

 

Au XX eme siècle un prospère paysan d’ici, Herman- Josef Sheidweiler, qui s’en souvient encore propose à Peter Zumthor de dresser, en gratitude, une chapelle votive sur sa parcelle. Durant plusieurs années, Zumthor ne répond rien puis en 2001, il acquiesce. Visite, méditation. Un accord local à la mémoire, au génie du lieu, à ce qui ne se résoud pas à se contenter de la terre. 

Donc en 2005, on ramasse de cette terre argileuse , qu’on mélange au ciment local et qu’on coule, par bandes de 50 centimètres durant 24 jours sur 112 troncs d’épicéa qui seront ensuite brûlés par lente combustion. Le « on » ce sont les paysans qui, médiévalement, donnent leur temps de travail. Depuis 2007 se dresse donc sur l’éminence d’une parcelle une espèce de monolithe beige, couleur de labours. On marche depuis les hameaux voisins. Aucune indication mais de loin , sans aucun doute , l’édifice se signale par l’incongruité de sa verticalité. Ce qu’il faut de rupture pour s’arracher. Plus on s’approche, pressant le pas, croisant le retour de très paisibles visiteurs, plus la géométrie se précise. Le monolithe s’affirme pentagonal irrégulier, le lisse de la surface manifeste ses 24 bandes de coulage. Une porte triangulaire offre le passage au visiteur singulier, un par un . Pas de groupe, pas de couples, toi qui entres ici, abandonne le commun partagé. En deux mètres d’avancée le monde des horizons quotidiens disparaît : pénombre trouée de billes de lumière naturelle, cheminée tournoyant vers le ciel ouvert. L’eau qui s’en déverse est recueillie sur un sol constellé de zinc et plomb lissés. La flaque résiduelle brille au Très-bas. Silence. Silence. No pictures. 

Mémoire brulée des 112 épicéas en tente, lumières de verre
 Au dessus de la porte extérieure, une discrète croix de Saint André rappelle la prétention mais aucun signe ne coiffe l’édifice. C’est que passé le conceptuel de la perspective extérieure c’est un tourment organique qui se déploie à l’intérieur. Entrailles habitées par la lumière, fertilisées par la pluie. Elévations vers un très haut sans immensité, rabaissées vers sa petite flaque d’humanité. Plutôt qu’une crucifixion vers le bas, le visage d’orant vers la lumière de frère Klaus. La discrète géométrie d’une roue évoque les cycles de toute récolte agricole ou générationnelle. L’incarnation. Grâces soient rendues à Bruder Klaus, Nicolas de Flues , aux paysans du coin qui maintiennent ouvert le site et à Peter Zumthor. 

Remerciements également à Sasha Neveu, élève de Sylvia Lacaisse, dont la remarquable soutenance de diplôme d'architecture consacrée au génie du lieu (Genius Loci, une expérience sensible ?) nous a mis sur la piste de cette Chapelle. 

Bruder Klaus Kapelle, 40 kms de Bonn, ouvert entre 10h et 17h.

3 août 2024

Nakamura, femme de "mauvaise vie" très française

 Nakamura , femme de "mauvaise vie" très française

Aya et la Garde, Vive la République !

 Ces Jo font du bien, la France avait besoin d’oublier frustrations , colères et passions tristes.

Le fait qu’au travers de ces années clivantes, des champions aient continué à s’entraîner , à traverser des épreuves de vie, à donner la vie, à recomposer leurs identités personnelles mais au final dépasser des records, et parvenir à la victoire pour un dixième de seconde ou un triple salto ou un but de dernière seconde, tout cela est réconfortant et s’entend dans les fan zones. Avec une appréciation du beau geste qui dépasse les frontières.
La cérémonie d’ouverture s’est elle aussi jouée du monde, en rappelant comment tout événement esthétique doit passer par Paris. Edith Piaf , notre môme, fille de mauvaise vie, amoureuse , découvreuse d’Aznavour et de Moustaki et de bien d’autres.
Donnant son cœur à Cerdan dans un hymne qui s’élance depuis la Tour Eiffel par la grâce d’une Céline Dion d’incarnation tragique.
Sortant de l’académie française , remixant mashup le "Formi, Formidable" d’Aznavour, revisitant la langue de Molière , Nakamura s’avance impériale d’or, mauvaise fille au cœur d’or, vers la troupe de garçons de la Garde Républicaine , impassibles de loin puis de plus en plus Groovy jusqu’à s’ouvrir, absorber le posse de filles, danseuses irrésistibles et inaccessibles, jusqu’au salut final d’Aya, tandis que les chefs de musique de la Garde Républicaine chorégraphient leur balancement.

Grand sourire, salut presque règlementaire, elle se réjouit sur  la dernière note et tous s’en régalent, gendarmes et filles de la street. Comme ça fait du bien et comme c’est français, de Casque d’or à Edith Piaf, en passant par Barbara et Catherine Ringer ou Lous and the Yakusa.
Une femme chante sa vie à la première personne du singulier : Y en a pas deux comme moi et ainsi chacune, chacun peut se reconnaître dans ma singularité.
Voilà pourquoi les cités grecques ont inventé les Jeux Olympiques : par les arts et par l’émulation sportive et poétique , rappeler ce qui nous lie. Ça continue !


23 juillet 2024

Savoir renoncer change le jeu

Trop âgé pour tenir cinq ans mais assez pour devenir un vieux sage expérimenté

Une longue guerre d'usure incertaine

Certains renoncements peuvent ouvrir des mondes. "Quand une porte se ferme, un portail s'ouvre" dit-on en Italie.
Le Président Joe Biden  traverse depuis plusieurs mois une phase d’incertitudes très éprouvantes : envie de rester, envie de faire obstacle à Trump , servir son pays, se laisser convaincre par son cercle d’influence qui aimerait bien continuer à l’influencer. Ses inquiétudes étaient quotidiennes, sur les attaques , la bagarre, sur ce qui pouvait survenir , devoir traverser cinq fuseaux horaires, faire face à une guerre. Mais aussi s’inquiéter de l’irrémédiable dommage des années qui viennent. En forme (a peu près ) aujourd’hui mais dans quel état public dans deux ou trois ans ?
De quoi couper le sommeil au bon vieux Joe.

 

 Une nouvelle posture pacifiante

Heureusement, de cessation de dons en conférences calamiteuses difficiles à surmonter, de confusions de noms en malaises récurrents, Joe Biden, en réponse immédiate à la grâce divine qui a frôlé et rajeuni son concurrent Trump , a renoncé à sa candidature.
Du coup, l'opportunité s'offre à lui de pouvoir terminer en réelle beauté, en sage grand père , à présenter son bilan réel, à raconter l’Amérique telle qu’elle peut être belle, confiante et ouverte, à tenter d'apaiser  l'âme brisée des États Désunis et propulser Kamala Harris en prestigieuse héritière.

Privilège de l'âge, dépasser le temps présent


Ce renoncement lui ouvre ainsi une nouvelle phase historique, celle qui pourrait participer du mythe et échapper à l’obsolescence qui s’annonçait.

Renoncer c’est parfois gagner sur l’essentiel.


19 juillet 2024

IA, nous y sommes, la fabrique du monde (2)


  IA, Nous y sommes   : l’avenir s’invite dans l’aujourd’hui. (suite 2)

La fabrique du monde, le risque de devenir des usagers provincialisés



 

Certains tergiversent sur l'éthique ou sur les risques de l'IA sans se rendre compte que d'ores et déjà, le monde connu  est littéralement balayé par cette nouvelle intelligence autonome.
La médecine, l'enseignement, les mobilités , le marketing, la gestion urbaine ou la gestion des masses, la créativité intellectuelle et esthétique, la guerre, etc.. figurent  déjà parmi les domaines  travaillés, labourés par l'IA.

Bella IA découvre Lisbonne (Pauvres créatures de Yorgos Lanthimos)

 

 

 


Toujours ce train de retard des professionnels de la profession

Nous avons connu l'arrivée d'Internet avec des techniciens savants nous disant qu'on avait déjà le Minitel.

Dans les années 2010 lorsque le BIM ("Building Information Modelisation", ou plutôt "Management") est arrivé, j'avais échangé avec mes collègues géomètres de l'ESTP où j'enseignais la communication manageriale. La Fondation Louis Vuitton était alors  le premier chantier sur lequel Vinci essayait la technologie BIM. 

Lorsque j'annonçai à mes collègues que le monde du BTP allait en être révolutionné ils me répondirent avec l'assurance de spécialistes reconnus du métier que cela avait toujours existé et que ça s"appelait "l'armoire des plans" sur le chantier ou dans l'agence. Ce jour-là je pris le pari avec eux qu'avant la fin de l'année c'est dans leur agence-même ou cabinet que la pratique serait affectée par ces innovations.

La convergence de toutes les expertises du chantier, la prise en compte de la dimension "temps" et de la dimension "argent" (la cinquième dimension) dans le même espace de jumeau numérique leur échappait complètement. La mutualisation des données n'était pourtant pas simple et c'est pour cela que j'aime à traduire le M de BIM par Management plutôt que Modélisation. Céder ses expertises, ses savoir-faire ou la transparence des budgets ne va pas de soi dans un chantier aux multiples intervenants soucieux de s'arracher la valeur ajoutée en conservant leur expertise singulière.

Aujourd'hui L'IA

Qui décide du final cut ?

Le stade supérieur IA du BIM c'est que le système peut vous annoncer qu'il préconise la commande du béton aujourd'hui en fonction du cours des matières premières, de la disponibilité des camions-toupie et de la météo. L'optimalisation en termes de gestion est décisive et l'ingénieur doit être ici compatible avec la logique IA.

Nous en sommes loin car la réflexion porte surtout sur les risques, sur les pertes d'emploi ou les reconfigurations du marché générées. 

Ce qui était jusque la cantonné à des jeux de philosophie morale : 

"- Votre camion est lancé dans une pente, peut-il écraser un gros diabétique plutôt que trois enfants prometteurs ? "

"- La chaloupe de votre bateau naufragé est pleine de rescapés, doit-on jeter à l'eau un chien pour qu'ils survivent ? Oui vous rejetez le chien à l'eau  , mais ce chien a sauvé des dizaines de personnes dans des avalanches tandis que le rescapé numéro 10 est un tortionnaire sadique réputé criminel de dizaines de victimes ?"

est devenu une réalité courante pour le pilotage de véhicules autonomes : un piéton surgit sur la voie, doit-on l'éviter au risque d'un accident alors qu'il est en faute ou doit-on privilégier nos passagers ou même le conducteur propriétaire du véhicule ?  

Même actualité avec les robots tueurs autonomes : avec quel coefficient de dommage collatéral (victimes innocentes) peuvent-ils intervenir en temps réel (avec ou sans validation humaine) sur un ennemi qui apparait dans leur champ d'intervention ? 

L'intérêt du monde contemporain est que ces questions virtuelles, fantasmatiques, sont devenues tangibles, à notre main, d'un clic de souris ou d'un investissement industriel ou financier.

Une performance proliférante

L'IA générative bat n'importe quel champion de l'intellect (échecs, go, poker, etc) et on se réjouit encore que ChatGPT ait été battu par un humain (Jean-Paul Enthoven) lors du dernier bac de philo mais dès l'an prochain elle l'emportera probablement sur n'importe quel candidat.

Nous nous interrogeons sur son usage ou non mais les programmes d'IA sont déjà à la tache dans les administrations pour identifier les fraudeurs du fisc, les fraudes aux allocations familiales et dans les demandes kafkaiennes qu'elles préconisent dans les dossiers de contestation. 

Sans parler des images qui déferlent à bas bruit dans la pub et surtout celles qui se préparent pour les prochaines élections françaises et américaines.  

Sauf dans nos université d'aujourd'hui

Certaines universités du Texas (UTA d'Arlington) ou de Suisse se dotent de ressources IA alors qu'une école telle que Architecture Val de Seine Paris continue à s'en méfier (pas d'enseignement dédié en 2024).
Lors de ma récente participation à un jury de fin d'études à l'instigation de ma talentueuse collègue Sylvia Lacaisse, une étudiante (Elisabeth Coppens)  a ainsi fait part de son expérience texane.

Images produites chez ZHA (agence Zaha Hadid), Londres- une part croissante des propositions y est issue du dialogue IA - Midjourney

 

L'IA a aujourd'hui trois fonctions-ressources dans certaines agences d'archi américaines :

  • dans la phase de conception, elle défriche et propose des vues précises à partir de concepts dialogués avec l'architecte. Dans ces esquisses, il y a un retour de formes ornementales que l'architecture française notamment avait peu à peu négligé jusqu'à  aboutir à  des parallépipèdes avec n'importe quel matériau, béton, bois ou pise.

  • Dans la phase de présentation client l'IA offre des vues en situation d'implantation, en mouvement chronologique, à 360.

  • En phase construction, notamment combiné avec l'impression 3D, on dispose de capacités de process très opératoires (matériaux locaux, sourcés, modularisation, etc) ou innovantes tels que le tissage de cables aériens de soutien  par des drones.

    Nous voici donc dans un monde qui agence ces Intelligences Artificielles au service d'une domination par quelques castes humaines. Il serait temps d'intégrer ouvertement (en transparence publique et avec sanction très forte en cas de dissimulation ou manipulation) ces nouvelles présences.

 


18 juillet 2024

IA, nous y sommes, l'avenir s'invite dans l'aujourd'hui (1)

 IA, Nous y sommes   : l’avenir s’invite dans l’aujourd’hui. 

Laurent Briard, cavalier de chimères


 

La fabrique des images, un dialogue IA/Laurent Briard

Certains tergiversent sur l'éthique ou sur les risques de l'IA sans se rendre compte que d'ores et déjà, le monde connu  est littéralement balayé par cette nouvelle intelligence autonome.
La médecine, l'enseignement, les mobilités , le marketing, la gestion urbaine ou la gestion des masses, la créativité intellectuelle et esthétique, la guerre, etc.. sont déjà travaillées, labourés par l'IA.
La question reste «  que produit de spécifique réel ce dialogue entre l'humain et le neuronal non-humain ? »

L'exemple par l'art de Briard.

Les images courantes proposées par l'IA sont plates : « réalistes, magnifiquement éclairées, peaux douces et censées faire rêver », des images marketing qui cauchemardent le désir vulgaire. 

Miaou fait Monop et la fabrique IA est écrite en petit dans la marge

Pourtant elles augurent également de mondes virtuels de réelle fiction. A condition d'être issus de dialogues avec des artistes ou des créateurs.
Lorsque Laurent Briard les accouche , elles existent sans se prétendre réelles , une lumière à la Alexandre Trauner nimbe leur noir et blanc et dramatise les visages.

Rien de ce qu’on y voit ne se prétend réel. L’artifice s’y exhibe et c’est ainsi que l’étrangeté nous emporte.
Le chemin par lequel ces images nous viennent est un chemin d’écriture. D’écriture dialoguée. Ici qui ne sait dialoguer n’obtient que du plat sommaire.
Des “prompts” rédigés tels des scripts Baudelairiens déroutent la machinerie et lui font proposer des interprétations, des malentendus d'aventure qui surprennent et emmènent plus loin, vers le mystère.
Au fil des échanges le créateur déploie, accouche d'un monde et l’emmène plus loin. Il n'y a pas d’erreur, seulement des propositions.


Authentiques Chimères 

Une machine l’a produit en s’accordant avec un humain. La production apparaît donc dans un espace ni tout à fait artificiel ni tout à fait réel. Un nouvel espace intermédiaire , reconnaissable à sa perfection , à son « déjà vu » et à sa mélancolie citative. 

Portrait chimérique aux poissons -Laurent Briard et son IA.



La rencontre du singe de Meliès sur la Tour Eiffel préfigurait déjà King Kong sur l’Empire State Building et ces rencontres Lautréamonesques se démultiplient aujourd'hui par l’IA. Mais ces nouveaux collages restent pauvres si l’on n’entre pas en dialogue profond, respectueux, intense (un Duolingo chapitre 10.0 ?) avec l’intelligence générative.  

Laurent Briard parvient à ces images en écrivant vers la machine les descriptions des images qu’il pressent. Écrire à la manière d’un critique qui évoquerait une image. Traitant cette description, l’IA interprète et visualise à partir de l’infini de ses données acquises et qu’elle recombine algorithmiquement. Sans dialogue l'IA n'ajouterait donc qu'une conformité statistique. Mais si elle converse avec un humain assez obsessionnel pour la suivre dans ses malentendus et assez affuté pour la relancer à partir de ses parti-pris esthétiques, alors apparaît un monde aussi inexistant qu'un rêve mais avec sa signature tangible d’auteur créateur. 

Laurent Briard, A la foire du monde


Recombinaison et pluralité des sources : on la lance sur la piste de Dürer commenté par Huysmans. Ou à  partir d’un portrait de Virginia Wolf puisqu'on ne peut pour l'instant introduire le portrait de sa copine car elle est inconnue du grand public.
Alors  l’accident , le malentendu produisent des réinterprétations nouvelles.


Un basique script de cinéma

Morceaux de peu, rencontres hasardeuses :  la base de données originelle  recycle le célèbre , le populaire et le reconnu. Que de l’authentique en input mais pourtant à la sortie un fake très suspect et troublant.
L’ambiance est d’une certaine mélancolie car tout y a déjà été dit , en citations redondantes et dans une sorte de silence des espaces infinis. Il y a ce silence mélancolique des séries de Cindy Sherman , redoublé lorsqu'on traite en noir et blanc luisant. Probablement ce monde dix- neuvièmiste futuriste qui apparait dans le film "Poor things, pauvres créatures".

« Le Système est prude ». Pour l’instant il est difficile de faire apparaître du nu par des scripts explicites. La ruse consiste à passer par une Naissance de Vénus de Boticelli pour accidentellement créer du nu. Gageons cependant que l’industrie pornographique qui a toujours récupéré les innovations (streaming, profilage des clients, micropaiement, etc) va trouver bien vite comment répondre I-artificiellement aux fantasmes du jour et de la nuit.


Nouveaux oracles

Jouer contre Alpha Go c’était déjà accéder au dialogue avec la divinité du Go commentait Lee Sedol le champion du monde coréen (9eme Dan) de l’époque.  Les coups étaient  imprévisibles, résolus sur 40 mouvements décousus mais fatals.
L’IA propose la même illusion réelle : une inépuisable et vaine fabrique autistique de l’image que seuls quelques  esthètes littéraires, eux-mêmes obsessionnels de leur univers,   sauront apprivoiser créativement. Laurent Briard est l’un de ces cavaliers de chimères.



17 juillet 2024

Faire mentir un  paysage idyllique,
la mystification nazie
Une visite au Berghof de Hitler

Oh que c’est beau !
La vue est superbe. Une grande terrasse qui donne sur un panorama alpestre. De vastes prairies ponctuées de fermes et au loin une chaîne de montagnes. Et pourtant c’est ici que les sombres méditations de Hitler ont vu le jour : écriture de Mein Kampf (Mon Combat) , communauté des proches (maisons de Goebbels, Goering, Bormann, Speer, appartements de Heinrich Hoffmann le photographe officiel, etc), quartier général des opérations militaires et “opérations spéciales”.
Ici c’est le Berghof , le domaine au-dessus de Berchtesgaden, domaine du mensonge public et de la réalité cruelle.

Le mensonge chaque jour

Sur les tableaux de l’époque, la montagne d’horizon est faussement dessinée, très haute, quasi-himalayenne, à la mesure du démiurge.

Panorama hitlérien magnifié en 1939
panorama d'aujourd'hui, réel

Infatigablement  dédié  au peuple allemand, l’agenda d’époque mentionne que le réveil d’Hitler débute par un réveil à midi avec petit déjeuner. Un peu plus tard, il déjeune assez végétarien. Hitler aime les enfants et les animaux.

Les enfants aiment Adolf  (montage H. Hoffman)
 
     Eva
Braun, assistante d’Hoffmann le photographe attitré qui bâtit la légende épique (4 ans de prison après-guerre), est devenue sa secrétaire et vit à ses côtés, tout sourire lorsqu'ils reçoivent militaires et industriels mais aussi humbles locaux. Eva filme en couleurs, de jolies petites scènes familiales ensoleillées. 


 Entre amis sur la grande terrasse, film couleur Eva Braun

Tout entier offert au peuple, sa relation réelle avec la tendre Eva est tenue cachée. Les enfants dont il aime sur photo être entouré doivent l’appeler “Oncle Adolf”.
Pourtant tout près de la terrasse, on voit des fermes expropriées pour être cédées aux proches de Hitler, le médecin de pays, ancien vétéran de la grande guerre, Gustav Ortenau, est empêché d’exercer et ses enfants doivent interrompre leurs études de médecine. Tous bien trop juifs pour la communauté nationale. En 1930, son cher Club Alpin autrichien avait déjà promulgué de nouvelles lois aryennes, avec exception pour le vétéran qu'il était mais en 1933 il en est finalement exclu.  Même progressive ignominie pour le loueur de barques du charmant lac de Königsee tout proche. On s’y baigne, on y loue des bateaux, on rit pendant les journées d’été mais dès 38, on obligera le loueur Modereger à divorcer de Felicia, sa femme juive (il refusera jusqu’au bout mais elle sera finalement déportée à Auschwitz après s’être “réfugiée” en Hollande et apprendra la mort de son mari à son retour de déportation).


L’horreur de l’espace vital allemand

Certains des beaux montagnards  du coin qui seront enrôlés dans les chasseurs alpins finiront au siège de  Leningrad  (75000 morts civils) ou plus tard dans la bataille de Stalingrad (800000 soldats allemands pris au piège ). Si l'on veut s'enrôler dans les troupes de montagnes, l'aspirant doit obtenir un certificat auprès du Club alpin. D’autres natifs du panorama participeront aux massacres de Skypes pendant la campagne de Crète ou encore aux retraites sanglantes (pour les civils) de la bataille de France.
Espace vital du peuple allemand débarrassé de ses populations indignes (juifs, Roms,  Témoins de Jéhovah) étendu vers l’Ouest et surtout vers l’Est pour un royaume de 1000 ans. Huit  ans plus tard, les allemands des Sudètes constituent la plus grande vague de migration du XXeme siècle, l’industrie est détruite (certains américains et français hésitent à faire de l'Allemagne une nation définitivement agricole), le tiers des Berlinoises sont violées par les Russes “libérateurs” et les grands acteurs survivants du régime sont jugés et exécutés à Nuremberg tandis que Goebbels, Hitler se suicident en famille dans leurs bunkers assiégés.
Vers la fin de la guerre, à partir du Débarquement de Normandie , le centre de commandement américain se plait à dire : “Notre arme secrète, cet imbécile de Hitler”.
 Après la défaite, plus personne n’est nazi même si les greniers conservent les innombrables bustes, médailles, boites d’allumettes, certificats et brassards à la gloire du régime. Albert Speer sortira après 20 ans de prison, bien nourri à Spandau, établissement géré par les alliés (rien à voir avec les premiers  camps de travail des opposants comme Dachau). Le jour même de sa sortie, en élégant costume et sourire fin, lors de sa conférence de presse dans un grand hotel,  il forge son nouveau personnage de gentleman nazi, ignorant tout des projets de Hitler, des massacres, de l’esclavage industriel et des exterminations de juifs : “J’ai péché par indifférence et Hitler était un démon qui a abusé le peuple allemand”. Deux best-sellers de ses mémoires édulcorées l'enrichiront.

Croire aux mythes est nécessaire et parfois dangereux

Hitler n’a abusé personne : tout était écrit dans son livre, il a été élu puis a redressé l’Allemagne, forgé au marteau une communauté allemande faite d’exclusions, de dénonciations et d’accaparement et a défilé sous acclamations et peuple en fusion (viriloïdes aryens et honnêtes femmes au foyer).
En 1952, le domaine du Berghof est rasé afin que ne s’y développe trop manifestement un culte nostalgique de la grandeur et de l’épopée nazie. Les galeries souterraines creusées par les esclaves s’y visitent  encore , avec leur exemplaire organisation de refuge. A la Libération les américains et les Français y ont découvert des montagnes de produits de luxe, des vins prestigieux volés en France, les oeuvres d’art pillées dans toute l’Europe. Le vol était la condition de l’acquisition, il serait intéressant de faire le décompte de ce que régime nazi avait  réellement acheté avec de l'argent produit et non volé.
Sur le terrain ensoleillé,  un remarquable centre de documentation s’y dresse à présent , parcouru dans un recueillement assez horrifié par des foules silencieuses qui se retrouvent ensuite devant le magnifique panorama.  
En ces temps de mensonge politique généralisé par des crypto-dictateurs de tous ordres (de Poutine à Trump, en passant par des Nord-Coréens, des mollahs, etc) il est passionnant et éducatif de parcourir en quelques heures la construction, la barbarie et l’anéantissement d’un mythe démiurgique au coeur de ce qui était une des plus hautes cultures d’Europe (l'Allemagne vue par Walter Benjamin dont la citation "Au coeur de la plus haute culture se tient aussi la plus grande barbarie" est écrite sur sa tombe).

A voir : Hitler and Obersalzberg, Idylle et atrocité, l'exposition permanente du Centre de Documentation , Berchtesgaden, Bavière.




24 juin 2024

D'une époque passionnante à la régression glaciaire

 



1939- Quand Molotov, Ribbentrop et Staline, en civil, levaient
un toast à la dictature sur les démocraties


L'époque

S'incarner en cette époque est passionnant : toutes les questions fondamentales y sont posées, avec leurs réponses ouvertes. Qui sommes-nous ? Que voulons-nous ?

Des expériences qui étaient jusque-là réservées aux dieux nous sont possibles : manipulations génétiques, métamorphoses sexuelles, ubiquité des communications, mémoires augmentées, et autres IA. Evidemment nous n'y sommes pas prêts et ca n'est pas si nécessaire mais une nouvelle anthropologie surgit, sans l'innocence vernienne du XIXeme ou des années 50.


Psychodrame français

Pourtant les dernières semaines françaises menacent cette installation dans l'époque et orientent plutôt vers une régression dangereuse, celle des années 30 qui se radicalisait dans  l'affrontement entre bolchéviques et fascistes. Pas de place en ces temps-là pour un humanisme de conciliation et de démocratie.

C'est ce qui menace ici et maintenant. Sur un coup de tête (ou de menton) le président qui devait faire baisser le Front National lui remet les clefs du royaume, met en jeu les trois années de mandat qui lui restaient et risque donc une obstruction fatale à tous ses projets et le blocage européen.

Front Populaire quel programme ?

Le mythique Nouveau Front Populaire est un sursaut très intéressant (de Glucksman à Ruffin-Autain) mais « être contre le Rassemblement National » n'est pas un programme, ce n'est qu'une position. Si l'on veut récupérer les ouvriers, les communistes passés chez Le Pen, proposer en première mesure d'annuler la loi immigration , c'est se tirer une balle dans le pied. L'insécurité populaire (celle du peuple qui n'a pas d'ailleurs..) , prise en étau entre des medias indulgents sur les désordres et leur déni de responsabilité pour ne pas être suspecté de racisme, verra dans cette urgente mesure  une aberration d'autorité. 

D'un autre côté , à ceux qui se projettent dans un centre gauche de gouvernement, le rétablissement de la retraite à 60 ans est une folie démagogique. On est actuellement souvent jeune à 60 ans et la moitié des pays européens ont équilibré la hausse démographique des seniors, la diminution des actifs par un relèvement du départ, à corriger bien sûr dans les situations de pénibilité.

Le Rassemblement National, machine à découdre

Le Rassemblement National se présente tout démocratique et bien élevé mais dès l'élection remportée, leurs dirigeants  se verront doublés sur leur droite extrême qui posera sa surenchère. Et surtout ces gens-là ne rendront pas le pouvoir : ils ne travaillent pas avec des opposants ou des différences mais entretiendront leurs réseaux, leurs financements, leurs cooptations dans une exultation de revanche et de puissance.


Télescopages des temporalités 

Trois semaines c'est trop court pour débattre et dynamiser de nouveaux gisements électoraux, surtout dans une époque de perte de conscience historique. Les derniers témoins des grands engagements et catastrophes disparaissent et l'époque politique se vit de plus en plus comme une sorte de jeu video avec les bons et les méchants  et des aboutissements à la vitesse des clics : une ou deux nuits et on y est. 

Alors que les guerres en cours par ceux qui ne peuvent pas les perdre montrent que le temps long est une réalité durable. 

Bilan carbone de l'amour et de la guerre

L'écologie ? Inaudible.. trop couteuse et trop gentille. Les oiseaux migrateurs se détournent de l'Ukraine.. Et alors ? Le danger nucléaire y rode.. et alors ? Il y a deux domaines dans lesquelles personne ne va s'intéresser au bilan carbone : la guerre et l'amour.   


Nous n'allons tout de même pas devenir royalistes ?

Ces semaines entreront dans l'histoire pour la jeune génération, surtout en cas de défaite de la démocratie et il est probable que ces élections battront des records de participation.

Mais si elles produisent un désastre ce sera à désespérer de la démocratie.

20 mars 2024

 

D'un humaniste russe Christique au Dalaï-lama

Ainsi donc la Russie a donné un saint. Déjà il y avait eu Soljenitsyne, dissident métaphysicien qui avait prédit à son retour d'Amérique ce que deviendrait l’empire soviétique mais qui se présentait plus en ermite bougon qu'en saint martyr. Le corps glorieux est le dernier acte de la dédication.


La sainteté ultime rempart à l'empire

   Jusqu'à la fin, le coeur aimant

A présent voici Navalny le saint humaniste. L’Amoureux qui, à peine remis d’un empoisonnement , quitte sa femme adorée en choisissant la droiture morale au confort individualiste.

Mourir tête haute pour plus grand que soi. A l’âge des ambiguïtés , des renoncements, des accommodements c’est une leçon tout droit sortie de Dostoïevski. Une gueule de prince coquin , un entêtement affiché d’idiot auréolé.

C’est magnifique , c’est à pleurer car il n’y a pas eu de miracle , il a été lentement crucifié dans le froid sans penser jamais à se renier.

La vérité est totalement dévalorisée dans l’actuelle Russie. Ça rappelle Virgil Gheorghiu le pope poète prophétique qui énonçait que c’était simple avec le communisme soviéto-roumain car le vrai était tout simplement le contraire exact de la parole officielle.

Un Autre aspect à la fois christique et russe tient dans le rôle joué par la mère de Navalny. On lui dit qu’il est mort, elle part vers le nord.. On lui dit qu'on ne sait pas où est le cadavre, elle attend. On lui dit qu’il sera finalement enterré dans un village de la colonie pénitentiaire kafkaïenne arctique et elle dit non : je veux voir le corps et je veux le ramener près de la maison.

On peut facilement tuer le fils mais en Russie il reste encore difficile de tuer la mère. La babouchka que tout russe garde au cœur.

Et c’est donc la mère qui , par cette contemporaine déposition d’une crucifixion cruelle et démente , génère avec la femme , la veuve , le message d’honneur , de vérité et d’amour de l’homme. Il y aura un jour en Russie des places et des lycées Navalny tandis que les portraits de Poutine disparaîtront dans les caves comme les vieux insignes nazis que toute famille allemande ou autrichienne a abandonné dans l’ordure ou la cave.


Autre réussite de la puissance mais résilience tibétaine

La Chine est l’autre vraie grande réussite dictatoriale, celle d’un Parti qui a garanti travail, enrichissement et prestige mondial.

Là malédiction inaugurale en a été l’occupation et l’ethnocide du Tibet.

Parfaite réussite avec vol des ressources, destruction des monastères, emprisonnement d'un peuple, plus haut train d’altitude, déferlement Han et presque éradication des hautes spiritualités. Pourtant ça a résisté et le Dalaï-lama, par sa fuite miraculeuse de 1959 et l’établissement d’une diaspora culturelle a maintenu le flambeau, reconnu par son peuple et par le monde , de l’aspiration à la liberté , de la compassion comme voie, d'un spirituel plus radical que le matérialisme corrupteur.

 Washington veut empêcher Pékin de se mêler du choix du prochain dalaï lama

 Rire de l'instant

 

Mourir quelque part

A un certain moment de sa vie on est amené à installer la topologie de son décès : on ne veut pas mourir à Paris mais à Narbonne (mon père), pas à l’île de Ré ou Venise mais a Paris (Sollers) , pas à New-York mais à Moscou (Soljenitsyne) , pas à Paris mais à New-York (Woody Allen ?) , pas à Moscou mais à Châteauroux (Depardieu ?).

Il me semble qu’il est temps que le Dalaï-lama, après s’être heureusement échappé puis avoir diffusé le bouddhisme tibétain a l’échelle du monde, revienne à présent , dépouillé de ses rôles et auréolé de sainteté, au Tibet.

Maintenir la promesse de sa réincarnation puis engager le retour de son corps.

Savoir qu’il sera assigné, résidentialisé, assassiné de hasard, mais que sa flamme compassionnelle et son éveil diffuseront irrémédiablement dans la terre et le cœur tibétain.

Un long voyage retour à pied, avec prosternation des foules (j’y serai) et marche pieds nus des stars (Uma, Richard Gere…).

Passer la haute frontière à pied, marcher vers Lhassa, vers une prison ou un hôtel de luxe mais respirer à l’unisson de son peuple. Navalny l’a fait, en solitude parfaite, le Dalaï-lama sera accompagné et même quelques nationalistes chinois endurcis peuvent en être touchés par la grâce et renoncer à Taïwan comme au Tibet.

Le rêve est la réalité magique du monde.