Des années pour me rapprocher de ce livre mais une impression d’autant plus bouleversante en ces jours de commémoration de la Libération de Paris.
Voici un livre écrit par dessus l’époque , lucidement posthume et qui explore , restitue tous les possibles de l’effondrement causé par la défaite française de 40.
Débâcle de toutes les classes sociales jetées sur les routes , mêlées de soldats en déroute, d’automobiles en panne , de réquisitions brutales. Ce n’est pas seulement une débâcle, c’est la fin d’un monde , telle que Zweig a pu la décrire avant son suicide ou que Céline l’a raconté au sortir de l’anéantissement de 14 dans son "Guerre".
Un livre de destins
Mais il s’agit ici d’une femme, d’une juive errante (de Kiev à Saint Petersbourg, Vienne, Paris, Nice, Issy-l'Eveque, etc) qui ressent , s’approprie toutes les identités de l’époque. Aristocrates maintenant leur rang, domestiques conservant leur morgue de proximité, petits bourgeois à la bourse fragile, écrivains s’enfuyant avec leurs manuscrits et découvrant épouvantés que leur vie est peut être sauve mais que ces temps nécessitent un renouvellement de leur écriture.
Des paysans qui tentent de tenir leurs récoltes , des femmes sans nouvelles de leurs maris prisonniers.
Sur le mode des nouvelles de Tchekhov la guerre nous est présentée au travers des intimités individuelles.
Un chat d’appartement bourgeois qui découvre la volupté des jardins d’été.
Un jeune patriote qui découvre la patrie de la chair. Des orphelins saisissant la chance de la Débâcle pour assouvir leurs instincts vengeurs.
Chacun raconté dans sa vérité singulière au plus près du quotidien.
Puis , avec l’armistice, arrive l’armée d’occupation, qui occupe effectivement les conversations, les calculs de réquisition et les maisons.
C’est écrit en 41-42, depuis un village occupé et ce qui est entrevu, présenté comme jamais , en prémonition des mythologies d’après guerre , c’est par exemple l’indicible érotisme diffus de l’occupation. Les hommes ont perdu la guerre, sont prisonniers , silencieux, et l’armée qui occupe le village est une cohorte de corps jeunes, chantants , victorieux.
Les allemands on ne les aime pas mais Hans , Peter ou Klaus (prémonition de la Barbara de Gottingen) avec qui nous partageons le vin , à qui nous vendons à prix d’or nos marchandises s’ils ne les réquisitionnent pas, qui nous ont montré les photos de leur fiancée, de leur famille, sont ils si lointains ?
D’abord les serveuses qui savent ne pas être trop farouches mais bientôt les jeunes filles désœuvrées et même quelques femmes romantiques ou bovaryennes.
Nemirovski vit tout cela , sous identités d’emprunts , juive ukrainienne ayant perdu le riche monde de la grande bourgeoisie d’avant guerre , écrivain célèbre et traduite dans de nombreuses langues, finalement convertie au catholicisme , conversion qui ne protègera aucun membre de cette famille du furieux zèle de quelques gendarmes français.
Toutes les classes et identités , paysannes, allemandes, sont racontées tandis que le point aveugle, l’œil cyclonique , reste le destin juif. Probablement pour des raisons de sauvegarde désespérée mais peut-être également parce ce que ça lui nécessiterait un autre effort monumental de compréhension.
Le destin du livre
Dans ses lettres à son éditeur elle dit écrire beaucoup et qu’elle a conscience d’écrire une œuvre posthume. Elle organise la préservation de ses deux petites filles qui traverseront la guerre, de cave en cave, d’écoles en couvents, au gré des humanités et des intérêts , en traînant avec elle une valise de correspondances et d’écrits dont un manuscrit qui leur semblait une sorte de journal intime trop douloureux à lire après le jamais retour de leurs deux parents des camps d’extermination.
Ne perdant pas une minute ses projets, on peut imaginer que dans le train qui la menait de Pithiviers à Auschwitz elle s'écartait du voyage en méditant sur les développements de son oeuvre. Se disant probablement qu'à l'arrivée avec un peu de papier et un stylo elle terminerait les 1000 pages de son roman prémonitoire. Hélas ce furent l'infirmerie des agonisants puis l'assassinat anonyme. Une vie massacrée.
Pour les petites filles, des semaines à passer chaque jour au Lutetia, siège ancien de la Gestapo , en espérant y retrouver l’un de leurs parents.
Des décennies plus tard, à la manière décalée mais formidablement contemporaine du « Guerre » de Céline nous parvient cette œuvre exactement lisible aujourd’hui. Irrecevable à l’issue de la guerre car trop ambiguë avec les allemands, trop silencieuse des persécutions dans les années 70-80, avec son apparent retrait du judaïsme mais aujourd’hui bouleversante et édifiante sur ce que la guerre touche intimement. Érotisme et héroïsme , comptes minables et destins de saccage.
Irene Némirovsky, Suite française, Denoël, avec une préface de Myriam Amissimov
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