29 septembre 2024

Kill me, "le théatre de la vérité"

 

Il y a des moments dans une vie d’artiste ou de penseur où tout converge : une musique , un accident, une image, une détresse ou un chaos d’évènements qui nous occurrent, prennent sens dans une perspective parfaitement juste et ordonnée. 
Marina Otero est parvenue à ce moment "satorique" , qu'elle déploie dans "Kill me", sa plus récente création théatrale. Prise il y a trois ans dans une impasse existentielle dangereuse elle médite alors sur son passé, son enfance et sa passion amoureuse, ses recherches esthétiques et ce qui s'exprime de destinal politique dans une intimité, la sienne, vécue à l'os.

 
A la fin de la catharsis, l'autel-coeur souillé adoré consacré

Afin de mettre en scène cet inachevé des reconfigurations elle recrute à l'issue d'un casting de trajectoires réelles,  des danseuses et un danseur, exposées comme Marina Otero elle-même à l'étiquetage du DSM des troubles psychiques, diagnostiquées Borderline ou schizophréniques, en tout cas "mundia dysphoriques" à la manière de Paul B. Preciado. De longues conversations biographiques, un lent cotoiement collectif et l'invocation du risque dansé par la figure de Nijinsky foudroyé-crucifié par la folie. C'aurait pu être Nietzche mais Nijinsky dansait et Otero tient à ce que ça se voit au travers d'un corps qui maintient sa danse. Le vertige de chaque vie est ici exposé en lucidité et délicatesse dans une catharsis déchirante et drôle. Rien à cacher, tout est mis en scène et tous les protagonistes seront interchangeablement frontalement nus, à l'exception du Nijinsky d'accident, émouvant déchirant de justesse et d'incarnation.. Coudières et surtout genouillères puisque vivre passe par la chute dansée.

L’énigme du trouble mental

D'une part nous savons aujourd'hui que nous savons très peu du trouble mental, la plupart des psychiatres encore moins que les patients. D'où cela procède, vers où cela va, quel nom proposer à cette constante reconfiguration psychique des souffrants. Quelques médicaments font de l'effet et "contiennent" (lithium, celui de nos portables qui nous relient les uns aux autres, la morphine qui nous accable, les neuroleptiques qui nous maintiennent, etc)
D'autre part, cette extrême sensibilité qui convoque le monde dans l'intime se manifeste au travers du corps. Plaque sensible, paratonnerre, ce désordre psychique ouvre sur un possible théâtre de vérité. Au-delà d'un simple atelier thérapeutique, le travail sur le matériau biographique circulant dans le groupe, sur ce qui apparait des corps individuels sous l'appareil uniforme d'une nudité et d'une même perruque rousse, tout cela raconte ce qui menace et exulte dans une vie.


Les politiques, les destins, les figures héroïques (Marilyln, Nijinsky, Lady Di) , la pop et le baroque se manifestent dans les corps nus et les chorégraphies qui jouent des portés, des élévations ramenés sans cesse à la chute et des chutes qui s’effacent dans le relevé.
 
"Pire que la mort, il y aurait mourir dans la vie". 
Certaines œuvres, précisément parce qu'elles s'inspirent du désastre, aident à vivre.
 
Kill me, une oeuvre-performance donnée au Théâtre du Rond-Point, avec standing ovation finale
 


City of Darkness, une humble baston

 

Evidemment il s’agit de corrida, de combats contre la force brute, chorégraphiés et musicalisés. Pas de danseuses mais des malfrats parfois savoureusement efféminés.Il vaut mieux aimer la corrida pour entrer dans cette architecture fantasmée.

Toi qui entre ici, apprête toi à travailler

 

Au milieu du Hong Kong des années 80 déjà prodigieux de postmodernité : rues sur 3 niveaux, atterrissages en coeur de ville, activités grouillantes night and day.
Un réfugié boat-people, combattant honnête se fait arnaquer par un gang et se réfugie dans la citadelle de Kowloon , excroissance anarcho - favelesque, grosse verrue dans la modernité galopante.
La meilleure réplique postmoderne du film : le mafieux tend un papier photocopié à l’honnête travailleur en prétendant que ce sont les papiers pour lesquels il a payé d'avance :
« Tu voulais des faux papiers , eh bien tu en as »
Commencement de la corrida qui mène le pauvre taureau jusque dans la citadelle.
 Arrivé là, nouvelles bastons acrobatiques mais avec 3 thématiques passionnantes. Ce qu’il faut de combat et d’adrénaline pour nous faire passer trois leçons :
  1. Les anciens tiennent. Patrons respectés des jeunes modernes , dope et karaoke à tous les étages. Mais leur temps passe et la passation de pouvoir se pose managérialement : savoir éviter la guerre inutile, dominer ses émotions, s’en tenir à des principes éthiques. « C’est toi le patron , tu dois être indifférent aux émotions ». Aussi la question de la vengeance : la mémoire que conditionne la vengeance est vitale mais destructrice de futur. À quel moment le Passé doit-il rester passé ? Il faut un certain âge pour cette méditation et c’est le débat entre les trois vieux bandits.
  2. Le capitalisme (chinois ?) comme néant. Ce qui menace le plus fondamentalement cet ordre ancien est le capitalisme, le profit insensé au service de l’ego le plus enfantin. Le méchant aux super pouvoirs a le rire idiot et les fringues pseudo Versace d’un bandit de Brian de Palma. Ivre de sa puissance, piétinant les faibles, ne connaissant que le darwinisme le plus bestial. Il est le vulgaire moderne tandis que les vieux boss persistent dans la tradition.
  3. Tout travail est respectable et fonde la ruche de la communauté. Cette tradition ne leur est pas personnelle, ils la partagent avec une communauté, arbitrent les différents, écoutent les humbles et négocient avec les puissants. Le film consacre de nombreux moments incompréhensibles pour un non chinois à la culture la plus populaire, faite de recettes de street food, de bonbons pliés par des enfants. Chacun exerce un métier ou une activité dans cette ruche anarcho-solidaire. Toute activité y est digne , de la prostituée (positive tuée) au vendeur ambulant ou au barbier, jusqu’au mah-jong métaphysique des destins incertains. Chacun travaille et c’est la digne morale de la communauté. Aucune honte à être pauvre ou marginal ou bandit mais opprobre muette vers le prédateur glouton. 

    City of darkness, 2024, un film de Soi Cheang

4 septembre 2024

Y aura t il du théâtre sur Mars en l’an 3000 ? Heiner Müller en été


Heiner Müller à Vienne en été

Un amphithéâtre romain dans la campagne autrichienne. Ici des Romains se sont retrouvés, chaleureusement serrés, dans le cercle de cette arène. Des combats, des jeux, des joutes, des moments d’esthétique ou de politique.
2000 ans plus tard, il reste le cercle. Vu d’avion, la perfection d’une architecture.  In situ, une enceinte herbeuse.

Hamlet dans des ruines en Europe


Et à la tombée de la nuit, un par un, des spectateurs qui traversent les champs pour assister à une représentation théâtrale.
Hamlet-machine. La “machine Hameau” dans la traduction française du  site artcarnatum qui proposait Euripide la veille et Shakespeare le lendemain. Sans cartels ni commentaires ni critique.
 

Heiner notre héros

Une des pièces les plus célèbres de Heiner Müller, mise en scène par Jourdheuil, Vincent ou Bob Wilson. Heiner Müller, notre Shakespeare du XXème siècle, apparu en RDA lorsqu’elle était séparée du monde par des barbelés et des murs.
A l’époque Heiner traversait cette frontière, évidemment traître à tout système, toute idéologie. Singulièrement penseur, recycleur d’Eschyle et de Shakespeare.
A la question du système communiste que nous lui posions et dont il émanait, tout autant que de Brecht ou d’Eschyles, il répondait ironiquement (critique autant que lucide) : “la question de l’emploi, de l’argent et du logement étant définitivement réglée chez nous, il ne reste plus de place que pour la dimension réellement tragique de la vie.”
Nous avions partagé une fois les mêmes pissotières d’un théâtre et à 25 ans j’avais ressenti cette coïncidence comme un signe du  destin.
J’avais assisté émerveillé aux 4 séances de lecture à la table des oeuvres complètes, avec Müller au centre de la Cène théâtrale, bouteille de  Teacher en évidence devant lui. Depuis lors ma marque de prédilection.
 

Patrimoine romain pour lecture du XXeme siècle

Voilà donc que ces jours-ci de l’été finissant  à Vienne en Autriche se donnait Hamlet-Machine. A 40 kms de la capitale. Pas moyen d’y couper, pour toutes ces raisons de mythologie personnelle.
L’amphithéâtre de Carnuntum, bien perdu dans les champs et avec ses éoliennes en horizon (8% de la consommation électrique du pays)  pouvait rassembler 12000 personnes dans sa grande époque mais ce soir-là, nous devions être 107, bien rangés sur nos chaises rassemblées dans l’arène, orientées vers une plongée de gradins en ruine.

Plusieurs chauves radicaux


Qui peut bien aujourd’hui faire 40 kilomètres (sans doute personne d’un village voisin) pour aller voir une pièce d’un auteur anciennement est-allemand, pièce difficile, histoire du théâtre  condensée en 20 pages, comédiens répartis sur le même personnage de Hamlet ou d’Ophélie et abandonnant leur rôle en cours sur le mode d’Artaud ?
En tout cas c’était une troupe italienne, avec sandwiches à la mozzarella dans le foodtruck ..
Jeunes acteurs inspirés, proférant leurs imprécations en veillant à descendre pieds nus sans dégringoler les gradins en ruine envahis de fougères.. Une belle lente entrée de théâtre No sur silhouettes de grands arbres. Arbres à peine centenaires que les Romains n’auraient pas laissé envahir leur édifice de culture.  Mais arbres éclairés en majesté, de même que les humbles fougères peu à peu envahies pendant le spectacle  de dizaines de croix blanches telles celles des cimetières militaires.
Sous-titrage anglais (rapide, direct) et allemand (plus long, donc écrit plus petit) sur de petits écrans de bord de scène.
Un auteur allemand, incarné par une troupe italienne en Autriche avec sous-titres anglais et spectateurs divers, au moins un petit français.

 

Qui se déplace pour le théâtre ?

Un public de septuagénaires qui le samedi persiste à croire au théâtre, cheveux mi-longs ou totalement rasés pour rester plus indéfinissable. Quelques jeunes spectateurs sont des copains des acteurs ou eux-mêmes aspirants comédiens.
Pas de très grande ironie, juste l’un des trois Hamlets qui tombe le pantalon et apparaît en porte-jarretelles (Maintenant je veux être “una donna”). Une pièce lue à la lettre.
Donc presque 2000 ans après sa construction, du théâtre se donne encore dans cet édifice.
C’est magique, avec son camion de pompiers prêt à évacuer tout spectateur s’effondrant sur le chemin et son horizon d'éoliennes.
Mais dans 1000 ans , qui donc viendra encore ? Quels retraités de l’enseignement humaniste progressiste ? Quels anciens du théâtre ? Ce soir là il y avait à Vienne dans chaque Disco des milliers de jeunes en semi-extase techno mais à peine 10 ou 12 pour Heiner Müller.
Et pourtant ça marche..
Tant que des humains se parleront , il y aura du théâtre et de la poésie. Car plus l’expérience est intense et difficile, plus il en  émane des  tentatives de langage. Plus la mémoire générationnelle se perd, plus cette perte suscite  de nouvelles interprétations.
Donc oui : il y aura du théâtre sur Mars en l’an 3000.
A la simple condition (pas si évidente) qu’y subsiste encore du langage de conversation et de la suite générationnelle..
Nous reprendrons alors le chemin poussiéreux et nous reviendrons..  


Hamlet-machine, Heiner Müller, par la troupe du Teatro Attivo de Milan

www.artcarnatum.com