4 novembre 2023

C'est quoi le marketing, papa Renault Peugeot ?

 

Deux mois d’attente pour la livraison d’une voiture de 50000 euros chez Renault et j’ ai le choix entre seulement six couleurs ? 

Cette poulette échappe-t-elle au marketing ?


Cela me permet de proposer  ici la vision du marketing que j’enseigne à mes étudiants et promeus chez mes clients.


1. Le marketing tient le monde aujourd’hui : dans l’innombrable multitude confuse du monde, le marketing est cette attitude conversationnelle qui anticipe, accueille, manipule et permet l’identification de toute proposition de marque (industrielle, services, entreprise, recrutement, politique, humanitaire, personnalités ,.. )

En temps de paix démocratique bien sûr car la guerre est un tout autre monde.


2. Le marketing forge un concept pertinent puis les ingénieurs ingénient, les codeurs codent, les vendeurs vendent et les usines usinent.

Si tu t’ adresses à quelqu’un, quelque un, irréductiblement singulier et versatile, à moins qu’il ne passe devant ta petite boutique, il relève alors de l’anonyme et le marketing consistera à dessiner pour cet anonyme-là le marché des désirs, des illusions et des nécessités.


3. A part ta grand-mère qui t’offre des œufs issus de son poulailler, par des poules qu’elle a échangé contre des tomates, tout aujourd’hui comporte une part marketing, le politique comme l’humanitaire.

Donc la réalité nécessaire, industriels oublieux, telles que Paul Valery déjà L’énonçait c’est d’aller « chercher dans le cœur lisible du client » par la démesure de tous vos moyens financiers et productifs.

Certes j’attends deux mois en ces âges du zéro stock mais alors nous ne sommes plus aux temps de la Ford T :

  • Vous la voulez comment ? Quelle couleur ? D’accord mais elle sera noire.
    C’est la signature de l’Amérique démocratique, dans toutes les campagnes et villes et films muets. Le prix de son évidence massive c’est sa couleur. Elle est unique : noire.

    Or nous sommes désormais aux temps d’un monde d’archipels , peuplés d’individus rêvant de leur destin unique.


    4. La signification de tout ceci ? Je vous la livre pour pas un rond, comme Vinaver en son temps les identités de l’innommable (dans sa pièce chef d'oeuvre : Par-dessus bord) : les milliards investis dans vos lignes de production, vos brevets, les usines high-tech , les compagnons désespérés d’ennui ou passionnés par le challenge, tout cela sert -devrait servir- à ce que ma voiture soit aussi unique que moi : puisque je dois l’attendre vous devez me la fabriquer : elle me reconnaîtra par ses phares, m’ouvrira ses portes en me saluant d’un "bonjour Philippe" ou "bonjour Julien" selon mon avatar du jour et d'un "bonjour K. ou X." (suivant le romanesque décrypté par l’algorithme) et m’accueillera dans un siège à mes mensurations avec au moins 6 versions de formes).

    5. Et la couleur ? La couleur sera celle de la couleur des yeux de ma Darling ou d’un ciel de Tiepolo. C’est ça le marketing, pas besoin de faire HEC ou l’Insead pour cela. Des milliards pour un seul client. Cela vaut pour tous ce qui se propose anonymement à la vente




6 octobre 2023

Æsthetica

Ce qu'il faut de danger pour le sublime..

La ronde irrépressible , une belle photo d'Etienne Buraud  

Les heures sombres de la nuit. Vers trois heures ou cinq heures du matin dans les tréfonds du Web. Des heures tu passes à parcourir des Instagram de video réelles, des séquences de vie hallucinée à l’autre bout du monde, des jeux d'abruti et puis il y a aussi encore le porn et parfois même pour finir l’immondice. Vers le haut, vers l'angélique il n’y a pas grand monde mais plus tu vas vers le bas et plus il y en a du monde. Des complotistes, des malheureux et des très méchants. Harcèlements, haine des autres que soi, meutes de petite ressemblance.

Quand ça finit, tout au bout près de l’aube, tu es tout seul sur ton recueil de poubellication et il faut bien avec le soleil que ça cesse, que ça reparte vers le haut. Fleurissent pourtant quelques pensées. Les fleurs du mal.


Donc la tentation est incessante qui nous fait pencher vers le facile, se suffire en solitaire, rêver au miroir de nos désirs.

C’est le nom des réseaux, des vertiges et de l’infini miroitement du « tout possible ».

Tout est possible, ce qui revient à boucler le cercle des désirs : « je suis la plaie et le couteau » une esthétique circulaire alimentée par la rumeur du bas-fond.

L’infini digitalisé, à portée de clics, de Charybde en Sylla des nuits entières, la tentation méphistophelesque d’un sourire carnassier qui nous alimente en pire. Le confinement avec le ressassement.

C'est la matière d’Aesthetica, toute nouvelle création de la compagnie Tango Unione de Patrice Meissirel, brillamment (en lumière) portée par ses interprètes, au travers de proférations, de soliloques du pire mais également par la générosité d'un geste, d'une sensualité presque sainte et souvent par la drôlerie de l'excès.

Quand le tour est fait des sanies, des combats fatals et des vociférations, quand les propositions prostitutionnelles, influenvoleurs bateleurs de danse on line désopilants et la fange du plus bas ont été épuisées, où les pensées faciles avaient pu trouver accueil, il ne reste que le corps, l’innocence des corps.

Et c’est ainsi que toutes les expressions de l’exultation dansée surgissent : tango, claquettes, hip-hop et contorsions contemporaines, dans une innocence combative inspirée cœur à corps de l'irrésistible Kill Bill de Tarantino. Il s'y déploie une énergie telle celle de jeunes ardents comédiens dans ces premiers spectacles où rien n'est gardé sur l'os. Tout est donné, à la limite de la casse, du combat fatal. L'exténuation des rondes se résout dans une presque pieta récitative où la puissance d’être se libère des images pour puiser dans le corps dansé, éperdu, une authentique tendresse méditative, une fleur du mal baudelairienne.

Ovation debout du public enthousiaste d’être aussi dérouté puis enseigné.

Merci les artistes.


Æsthetica , une création de Patrice Meissirel et Irene Moraglio, 
sept danseurs, une déclameuse, un beat-maker, en tournée en Novembre 2023

 

2 juin 2023

Proust dans les taxis de Buenos-Aires

 

A toute heure, une conversation impromptue

Dans le taxi qui me mène vers le MALBA (Museo de Artes latinos de Buenos Aires) , après un long silence tranquille je parle de tango avec le chauffeur car en dépit du soleil je garde mon écharpe , après avoir passé une partie de la nuit sous le climatiseur de la milonga.
Après m’avoir assuré qu’il rêvait de danser le tango à 15 ans, qu’il pensait à 20 ans commencer pour ses 30 ans, je m’amuse de l’imaginer s'y mettre vraiment à la retraite et il me rétorque qu’à présent dépassant les 40, il envisage de prendre une année de cours particuliers afin de "parvenir au niveau des grands danseurs".
Puisque je suis français, il me précise que au sixième tome de la recherche du temps perdu il y a un passage passionnant sur le tango. Nous énumérons les différents livres de la Recherche en nous les remémorant ravis puis dans ce développement littéraire, lui demandant ce que je dois donc lire d’argentin, il me recommande Borges également en me disant que c’est le grand écrivain d’ici le grand passeur et qu’ il a été prisonnier de conflits idéologiques déplacés mais que c’est la source de l’Argentine. Il lui doit la Divine Comédie et Dostoievski. Moi je lui dois 680 pesos mais il récuse mon pourboire.
En quelle autre ville ces conversations qui suspendent le temps ?

Deux jours plus tard , dans un autre taxi, un rock ancien m’accueille sur les sièges fatigués. Lou Reed. Radio ou compilation ? Je demande.
Compil personnelle. Des heures de jazz et rock qui lui réchauffent le cœur pendant ses longues journées. Le taxista a vu Queen 3 fois et nous finissons de traverser Buenos-Aires avec Léonard Cohen en remontant les généalogies européennes de lui et sa femme.

La secte tango, Buenos-Aires et reste du monde

Aller à Buenos Aires sans être danseur de tango est un peu étrange. Oui il y a des musées. Oui il y a la mer du fleuve. Oui de grands immeubles et de larges avenues. Un stade de foot et des empanadas. Et des bus furieux qui traversent la ville à toute heure avec des arrêts ésotériques. Mais surtout le tango..

Carlos Gardel dans son quartier d'Abasto

Non pas que tout le monde le danse (la rue sonne plutôt reggaeton salsa latina et rap) ou que la technique corporelle de précision du geste y soit plus absolue qu'ailleurs mais parce que le tango s'y vit philosophiquement. Il est le code génétique secret de la ville, le cœur battant de cette Maximum City, jour et nuit.
A la manière d’une secte souterraine, ses Vieux Croyants des catacombes témoignent de leur philosophie. Comme à Venise, Paris ou Budapest, Gardel nous y étreint, qui depuis sa mort en
1935 chante de mieux en mieux. A peine la porte passée du vieux dance hall ou du squatt bariolé, c'est la même musique presque centenaire, très proche d'un film de Charlot. Très proche de sa caricature, comme tout grand art.
Ses prophètes miséricordieux dansent et parlent en même temps, dissociation du haut et du bas mais aussi de la parole et du geste. Peu de coordonnées géométriques mais plutôt une philosophie de vie. Leur tango c’est leur vie : échanger, accueillir, surprendre, étreindre et laisser vivre. « Si tu veux qu’elle vienne il faut ouvrir la porte ».

Ils ne prétendent pas à la vérité géométrique du geste mais se réjouissent des interprétations qu'ils tentent ou suscitent. Avec des intuitions rares : « Il y a une loi de l’hermétisme qui dit que ce qui est en haut passe en bas et que le bas passe en haut ». « Quand tu étires ces deux parties, du haut et du bas, ça libère un vide et c’est d’ici que tu danses » et tout ça en se régalant des questions qu’on leur pose. 

Car le tango est une conversation, brève et authentique, affaire d’une vie aussi parfois comme ces deux danseurs mercenaires à touristes de la Boca qui sur leur estrade riquiqui dansent pourtant leur homélie du serment.
A la question d'un américain qui en veut pour ses dollars d'inflation sur le « Mais comment ça se guide cet ornement? » le maestro réfléchit puis répond : « c'est 65 % de télépathie » et c'est la réponse la plus scientifique qu'il puisse donner. C'est-à-dire que a u-delà de l'orientation d'un buste, de la retenue d'une main, l'essentiel réside dans la connexion  entre partenaires. Si celle-ci est de qualité, le couple échange et pressent. Et l'addiction à la grâce débute.

Cette délicatesse n'est pas toute rose et plusieurs chanteurs actuels du tango (Chino Laborde, Melingo,..)  viennent du rock ou du punk, parcours qui correspond à l'essence ravageuse du tango.

25 mai 2023

Radicalité de l'insouciance

 

Poésie d'avant le désastre  

Lire le roumain Benjamin Fondane ou le hongrois Antal Szerb c’est converser avec des esprits épris de liberté et passionnés par la vérité la plus haute de la littérature ou de la poésie.
Insouciants, confiants, ironiques, esthétiques radicaux en 1935.
Sous entendus érotiques , la ville comme espace bruissant de rencontres, le compagnonnage des poètes, l’attirance pour Paris , centre du monde des lettres. 
Benjamin Fondane, dédié à la poésie

 
C’est toujours à Paris qu’ils comparent une ambiance de quartier ou un café littéraire.
Individus singuliers et libres que les circonstances historiques, la barbare folie nazie rattrapent et assignent.
Peu à peu la barbarie essaye de leur arracher leur identité esthétique puis leur humanité.
L’un , Fondane, qui tutoyait Baudelaire et Rimbaud, se fait attraper par la gendarmerie du pays de ses rêves , avec sa sœur. Ses amis écrivains tentent de l’arracher de Drancy mais il refuse de se séparer d'elle  et c’est ensemble qu’ils disparaîtront à Auschwitz.
L’autre, Antal Szerb, qui racontait en 1935 son Budapest à un lointain martien , meurt dans un camp de travail en 1945 sous les coups de soldats hongrois.
 
Passer le pont aux chaines avec une femme, revenir possiblement avec la même

Jusqu'au bout, assignés à leur table de travail ils ne renoncent pas à leur espace intérieur. Szerb publie en 1941 une histoire de la littérature mondiale et en 1943 un roman sur Marie-Antoinette. Fondane écrit sur Empédocle en 1943 et son recueil de poésie "Le mal des fantômes" en 1944. Dernier poème à Auschwitz un poème écrit sur un emballage de savon pour l'anniversaire d'un compagnon  et oublié donc perdu.
Les deux souriants pour toujours , le regard joueur et l’attention érotique, les voilà au bout de l’incandescence, une cigarette fugace.
Ils sont morts d’un bout de pain en moins ou d’un coup de poing en plus mais je leur fais confiance : leur dernière pensée aura été une méditation ironique. Âpres guerre, on a parfois retrouvé le corps de poètes disparus. Dans leur poche toujours un carnet , un bout de papier griffonné.
Notre génération est incroyablement insouciante , d’avoir vécu en Europe de l’Ouest un moment rare et béni d’absence de guerre. Qui nous fait parcourir les plus vaines recherches, les excès et farces révolutionnaires ou la beauté irrémédiable. Quelques moments de grâce au tango argentin, une victoire de foot, un film, un peintre , Carlos Tangana par la grâce du flamenco et de Spotify et nous voilà tout présents.
Serions nous donc à la veille des barbaries les plus vraies ?
Oui. Alors Pas le moment de relâcher nos esthétiques.

14 mai 2023

Vertige des mémoires

À qui appartient le temps ? (2)

Au sommet
La pyramide n' aucune réalité pré-hispanique


Il y a 14 mille ans que les hommes marchent en Argentine , traversant les déserts, la Cordillère, s’établissant sur les plateaux, traçant des voies.

Ce que nous en savions historiquement tenait aux conquistadors et aux Incas..

Mais avant les Incas et après la Conquista se tiennent ceux de la terre, les aborigènes disent encore les notices muséales, mais plus simplement les Quechuas, les Guarani, les Wichis, les Calchaquis, entre autres..

Deux traversées du temps - 

2. La Pucara de Tilcara. Reconfigurations vertigineuses des mémoires 

 

Une autre traversée du temps

Donc j'ai bien parcouru la Pucara de Tilcara, annoncée comme un site inca, étape du Qhuapaq Ñan.

Mais au fur et à mesure de la montée sur le site, sous le même soleil inca, avec d'identiques cactus candélabres, petit à petit jusqu'à l'élucidation finale du sommet un dévoilement mémoriel se résoud.

La butte existait, oui.

Une place forte existait, oui. 

Mais ce qui se voit de vestiges, ce qui se manifeste est en fait une reconstitution : avant les Incas la place forte existait, occupée par les populations Wishi et quechuas. Les Incas, lorsqu'ils étendent leur empire de Cuzco jusqu'au Nord-Ouest Argentin, prennent possession de cette butte et en font une place forte de leur réseau de routes. 

A cette époque on construit en adobe, en pise et les constructions sont basses afin de garder fraicheur en été et surtout chaleur en hiver, adaptées à la taille des habitants. Or les constructions reconstituées sur le tracé des ruines au XXeme siècles sont plus hautes et surtout réalisées en pierres jointoyées cimentées. une technique  anachronique du monde préhispanique local.

Tout au sommet est érigé un édifice parfaitement photogénique, en évocation de pyramide et dont on devine de loin la silhouette. Mais il s'agit en fait d'un monument-mausolée, hommage aux deux archéologues "argentins" (Juan Ambrosetti et Salvador Debenedetti, ayant  "découvert" le site et "exhumé" des civilisations disparues tel que l'annonce la plaque commémorative).

Ces peuples n'avaient pas disparu, n'ont pas disparu. Ils vivaient et vivent tout autour et revendiquent pour leurs communautés des droits sur ces terres.

 Reconfigurations constantes des mémoires : qui vit ici ?  Qui se souvient ?, Qui retrouve ? Qui exhume ? 

Qui reconstruit ? Qui écrit les cartels ? Qui signe ? 

Concurrence irrésolue des mémoires. 

Indiens pas contents. Moi content cependant  (avec gilet quechua très décathlonien ) car j’ai finalement  trouvé ce que j’espérais : la musique des Andes, passion de mes 20 ans et qui garde la mémoire.

Sikus, quenas et bombo) 

Bombo, guitare et cornet géant à Salta

 


 

12 mai 2023

À qui appartient le temps ?

Il y a 14 mille ans que les hommes marchent en Argentine , traversant les déserts, la Cordillère, s’établissant sur les plateaux, traçant des voies.

Ce que nous en savions historiquement tenait aux conquistadors et aux Incas..

Mais avant les Incas et après la Conquista se tiennent ceux de la terre, les aborigènes disent encore les notices muséales, mais plus simplement les Quechuas, les Guarani, les Wichis, les Calchaquis, entre autres..

Deux traversées du temps - 1. L'odyssée des enfants incas


Le petit prince, dormeur du val du volcan Llullaillaco
 
Depuis Cuzco par le Qhuapaq Ñan , chemin des Incas, une caravane a parcouru les kilomètres et les dénivelés jusqu’à progresser au plus haut du plus haut :  le volcan Llullaillaco.

À la fois demeure des divinités telluriques, de l’air le plus pur le plus rare et des neiges, source de l’eau.

Pas de meilleur endroit, 6385 m pour y déposer, sacrifier trois petits "princes", de grande beauté, parés de leurs plus beaux bijoux. Un voyage cultuel de milliers de kilomètres dont le sens était présent à chaque pas, à chaque cérémonie. Parvenu tout là-haut au dernier jour ils sont alors déposés vivants , chantants, dans des fosses, imbibés de chicha, peut-être d’autres poudres hallucinogènes, destinés à rejoindre et intercéder auprès de quelques puissance créatrice.

Passent les Incas, passent les conquistadors , passe le temps. Éruptions, tempêtes, éclairs (l’une des filles est touchée par la foudre) et soleil de feu.

Au XXe siècle, John Reinhard, un archéologue insistant ( comme Schliemann pour Troie , comme Manólis Andrónikos près de Thessalonique qui passe trente ans à creuser pour mettre à jour en 1977, quatre tombes des rois macédoniens à Vergidia) , se persuada que les ruines que des alpinistes avaient signalé là-haut étaient de grand intérêt.

20 ans passent et cet archéologue entêté, avec Constanza Ceruti, poursuit les fouilles jusqu’à ce que en 1999 soient mises à jour les sépultures avec amulettes , bijoux et poupées cultuelles. 


 

Les trois émissaires, un petit garçon et deux filles sont momifiés par la congélation, le soleil ardent et c’est avec grande précaution qu’on les redescend. Au musée de Salta, ils sont conservés , par des moyens modernes, dans des conditions de froid et d’hygrométrie proches, croit-on du tout là-haut, et présentés par rotations de 6 mois aux visiteurs. j'y ai rencontré ce jour-là le petit garçon. Etait-ce, du point de vue humaniste, une vie volée ? Plutôt, du point de vue mythique une vie offerte.Il semble dormir,très paisible, un dormeur du volcan dont on aimerait effleurer la petite main sans le réveiller. 

Ainsi la croyance était fondée. Les trois ambassadeurs ont traversé le temps et l’espace. Ces trois là, plus beaux enfants du peuple inca nous sont parvenus. Sommes-nous leurs dieux ou voyagent-ils plus loin encore ? J’imagine que nous ne sommes qu’une étape et que quelques anciens rituels les attendent encore un peu plus loin.

Le temps d’un billet d’entrée ils se laissent méditer. Peau olive, membres fins, belles tresses, et poupées sacrées . Silencieux, yeux clos sur leur dernier souffle terrestre car leur apparition est une parole suffisante. Ils sont le message.

 

1 mars 2023

"Guerre". Quand Céline nous vient à temps. 

 

Céline est-il le versant le plus obscur de l'Histoire ?

60 ans. Le temps qu’il a fallu a ce manuscrit pour nous parvenir au cœur présent.

Il a été écrit près de 20 ans après l’expérience pour Louis Destouches de la guerre de 14, puis accaparé chez lui après qu'il ait décanillé puis gardé secrètement puis confié à un journaliste humaniste (Thibaudat) puis remis en lumière au décès (107 ans !)  de l'ayant-droit, la fidèle et dévouée Lucie Almansor ("oh, on ne parlait pas avec lui. on l'écoutait.".)  .

Après la parution de "Voyage au bout de la nuit" il rédige, manifestement à la hâte, ce texte vital pour lui, essentiel pour nous.

Tout s’y noue, en brûlot métaphysique. Cela débute par un réveil après une blessure. L’homme est littéralement collé au sol par son oreille ensanglantée, survivant égaré de sa compagnie..

Douleur, survie, et un vacarme dans la tête qui ne quittera jamais Céline .

Se conjugue alors dans l’errance des rencontres ce qui reste à l’humain au cœur de cette boucherie insensée.

La vie d’avant, la vie civile, les compagnons d’infortune, les hiérarchies implacables, les polices maintenues, les femmes de circonstance, bénévolentes ou de sexe généreux. Tout est là, dans le chaudron.

Que reste il ? Un vertigineux présent qui dévoile l’inanité de l’ordre social, de la bonne comptabilité d’épicerie familiale jusqu’aux médailles glorieuses.

Sachant que le soldat (ces conscrits embarqués)  est un être-là-pour-mourir, La dernière vérité existentielle, dans le côtoiement de la mort, est alors celle du sexe. Copulations incertaines, jouissance du regard , disponibilités aventureuses.

La putain, l’humble servante, l’infirmière sont celles par lesquelles le soldat accède à la vérité de l affaire. 

" La voilà donc débarquée son Angèle sans avertir un matin dans la salle Saint-Gonzef. Il n'avait pas menti, elle était bandatoire de naissance. Elle vous portait le feu dans la bite au premier regard, au premier geste. Ca allait même d'emblée bien plus profond, jusqu'au coeur pour ainsi dire, et même encore jusqu'au véritable chez lui qui n'est plus au fond du tout, puisqu'il est à peine séparé de la mort par trois pelure de vie tremblantes, mais alors qui tremblent si bien, si intense et si fort qu'on ne s'empêche plus de dire oui, oui. "

A l’instant du côtoiement du néant , le sexe est le dernier vivant. Bander c’est à la fois l’imposture du soldat blessé mais aussi le  rester vivant du soldat.

Et pour un être d’écriture, revenir vivant de cette initiation insensée, c’est alors produire une langue de vérité qui ne respecte rien que d’être à hauteur de l’innommable.

Philosophie, chronique, aventure d’une pauvre âme, par quelque lecture qu’on en tire, Guerre, à la manière de "Vie et destin" , nous dit depuis quel néant s’accouche un être de chair et de parole.

Ce pourrait être écrit par un conscrit russe d'aujourd'hui, une sorte de  Limonov envoyé à la bataille en Ukraine comme chair à canon.

 

8 février 2023

Du risque de perdre son âme dans un CV - photos et videos

 De plus en plus souvent, à l'occasion d'une pandémie, d'un éloignement ou d'une pré-rencontre, il est demandé aux postulants à un emploi, à une formation, à une intégration, de se présenter par video.

C'est effectivement facile, sur le mode d'un selfie et on accède ainsi au plein être du candidat, bien au-delà de la dimension déclarative. Mais c'est un document à forte charge, qui suppose un traitement attentif.

 

La photo de CV 

 A l'université, en école d'ingénieur ou en coaching je mets en oeuvre cette construction de l'image, notamment pour la photographie du CV. Certains étudiants hésitent à insérer leur photo, par réserve, par timidité ou par crainte d'assignation à des stéréotypes. "Noir Congo", acnée sévère, voile islamique, strabisme, leur paraissent des risques dans la première appréciation du coup d'oeil sur le CV.  Alors que parallèlement à ces CV sans photo (qui dans notre monde saturé d'images amènent immédiatement l'interrogation : que cache cette absence d'image ?), une rapide recherche sur internet nous procure immédiatement les images souhaitées (et les autres, moins souhaitées..)  La plupart de ces photos sont donc plates et peu expressives en raison de l'assimilation de ces images à nos tristes et aberrantes photos d'identité sans sourire. Mon intervention par le travail d'atelier vise à réaliser des photos, des images qui installent une véritable "mise en scène de l'authenticité" du postulant. Puis ces CV partent faire le tour du monde virtuel. 

 

A la plupart de ces envois il est fait retour par les départements RH les plus attentifs, par proposition d'entretien ou courrier d'encouragement. Mais pour beaucoup, ils disparaissent dans l'anonymat des demandes sans issue et c'est comme ça : "un entretien, une rencontre pour 10 envois" indique la statistique au jeune diplômé.

  La video

  


 
Charlot se présente au monde (Les temps modernes)

Transmettre une video engage une autre intensité : on y entend la voix et on y voit du temps. La présence à soi-même, l'effet de vérité (ou non) de ce qu'on y déclare, l'état émotionnel du moment, l'intentionnalité vers le destinataire s'y expriment nettement. La charge de présence, l'investissement est patent. Après "Ca tourne !", le dispositif annonce "action !"

Pour le dire différemment, une part d'âme, au sens d'une intimité qui échappe même à son porteur, est transmise dans la video.  C'est dire l'exposition de l'exercice. Une part de soi part à la cantonade, dans le vide des évaluations communicationnelles. Envoyer 10 videos personnelles sans qu'il n'y soit fait retour est donc appauvrissant. L'investissement s'échappe en pure perte. Elles sont utiles au destinataire mais fabriquent de la perte et font retour négativement sur l'estime de soi. 

On ne mesure pas assez la dégradation que ces répétitions de présence réelle sans retour d'appréciation peuvent engager. Il ne s'agit pas de la video d'une "star" dont l'aura diffuse vers le public mais de l'apparition d'un "anonyme" sur la scène de la reconnaissance sociale.  

Les services RH devraient se soucier de l'impact de leur silence sur ces relations qu'ils ont parfois suscité, comme n'importe quel éditeur sérieux qui fera retour à l'envoi d'un manuscrit par une phrase qui la plupart du temps  signifie un refus mais ne dissuade pas l'auteur de continuer à écrire.

 



2 février 2023

Lee Miller, des corps en guerre

Lee Miller, des corps en guerre

Lee Miller est souvent présentée comme une sorte de "muse du surréalisme" et de l’art d’avant-guerre. Et une émouvante exposition Vénitienne en retrace le parcours. Oui, elle a posé pour Vogue, a été à la plage avec Picasso ou Eluard et travaillé la solarisation avec Man Ray, son compagnon d’alors. Mais je vais plutôt partager ici quelques réflexions sur sa contribution d’un autre ordre, sa contribution pas même à la photographie mais à l’expérience existentielle de la guerre. En tant que femme probablement. Quand la guerre éclate,Lee Miller poursuit ses recherches et son métier de photographe publicitaire sur la persistance de l’allure, de la mode dans un monde en ruine et ses modèles posent, sans trop de nourriture, et bas tracés au crayon sur les jambes, dans les ruines du Londres bombardé. Quelque chose d’un féminin des signes y résiste à la destruction. De même qu’elle est elle-même devenue modèle et figure de beauté après avoir été détruite par un viol durant son enfance. 
En 1944 elle plonge au cœur de la guerre comme correspondante de guerre et couvre, en uniforme et battle dress l’avancée des troupes américaines, du débarquement de 44 jusqu’à la Roumanie de 45. Trois de ses photographies sont emblématiques de cette expérience d’un au delà du regard. Ces trois clichés sont des photos de corps, comment un corps traverse la guerre.

La première montre une femme tondue, accompagnée par les rires des hommes qui l’entourent. La femme était probablement une responsable et elle conserve un maintien altier, en tenue blanche, alors qu'elle est conspuée et moquée par la foule. Elle a collaboré avec l'ennemi occupant ou peut-être même est-elle allemande. Le corps est sexué, et à travers l’ennemi c’est bien le corps de la femme de désir et sa centralité qui est au cœur de la vengeance et de l’ humiliation.

La seconde photo, cadre serré, des deux gardiens de Buchenwald rattrapés par les détenus au moment de la libération du camp est encore une photographie des corps. Élégance civile des vêtements de la fuite à comparer avec le dénuement ignoble des détenus sur d'autres photos de Lee Miller. Coiffures apprêtées des beaux gosses qui sévissaient sur les déportés tondus. Ces deux là, quand la porte de la cellule s’ouvre, tombent à genoux, implorent grâce. Leur premier regard est pour le soldat qui ouvre la cellule, le second est pour la photographe. C’est cette photo qu’elle retient. 

Viser, armer , tirer - elle exécute la sentence. Au nom d’un « nous d’humanité ». Elle appartient à l’armée des alliés. Les gars se sont jetés à genoux, bras ballants, comme ils l’exigeaient probablement du temps de leur toute puissance. Ils se sont bien fait taper, ils savent que ça va mal finir. Quand ils étaient gardiens, à cette place c'aurait peut-être été une balle dans la gueule ou donner aux chiens mais voilà soudain qu’une porte s’ouvre et qu’une femme les domine. Un monde à l’envers et il passe en accéléré dans leur regard toutes ces nuages du désir de la dernière femme, de la demande de pitié, de la soumission au nouvel ordre, et de briller un peu dans le regard d’une femme. Juste avant l’exécution, jeune homme , préfères-tu un prêtre ou une belle femme qui te photographie ?

La photo la plus célèbre car irradiante nucléaire constitue peut-être le climax existentiel d'Elisabeth Miller : dans l’intimité petite bourgeoise du Führer Adolf , dans sa petite maison de Munich, elle pose nue, telle que Man Ray , Cocteau ou la mode l’avaient un jour dévoilée, en vérité théâtralisée. Elle n’appuie pas sur le déclencheur , c’est son copain collègue David Sherman qui prend le cliché mais il est évident qu’elle en est l’auteur. Se déshabille comme au temps de sa splendeur iconique, dépose les boots boueuses, place dans le cadre la statue pseudo antique de l’éternel féminin et devant le cadre officiel d’Adolf tente de se laver de l’infamie nazie (elle vient d 'assister à la libération des camps) en profanant l’intimité de Hitler. C’est frontal, saisi au flash. Une femme renaît du sale et échappe par sa grâce à la rigueur géométrique. Regard vers le haut : elle sait que toute son histoire à elle l’a précisément amenée à cette fin de guerre-là. Ça ne suffira pas à la guérir de sa mélancolie mais ça reste une leçon d’humanité. Une artiste ukrainienne finira un jour par se laver dans la baignoire de Poutine.

 "Lee Miller et Man Ray, love, fashion, art" au Palazzo Franchetti à Venise, jsuqqu'au 10 avril 2023