Quand la danse est exactement miroir mobile du monde
Je reviens de Mulhouse où s’est donné la première d’un spectacle de danse-théâtre-cabaret contemporain absolument prodigieux.
Le ressort tendu des confinements, l’interdiction des étreintes, l’arrêt brutal des représentations se sont brutalement libérés et il faudra plus tard prendre la mesure dans cet émerveillement des spectateurs de la longue frustration esthétique et de nos confinements avec les écrans.
La danse est ici un corps à corps, donc une rencontre entre les âmes qui y affleurent.
Tout s’y raconte, l’histoire de la danse, le récit des apprentissages, le plaisir , l’exultation d’un mouvement léger sur un rythme. La connexion, les portés risqués, les étreintes de désir. Le tango , comme langage du tangage y domine mais aussi bien le catch, Forsythe, l’âpreté de Pina Bausch.
Des couples se préparent, cernés par les spectateurs et le mur visible des coulisses, se préparent à danser, c’est-à-dire exprimer, raconter leur être dans la rencontre improbable des rythmes et des corps. Peu à peu se dessine l’espace d’une sorte de concours inspiré des concours d’endurance mais aussi des championnats de danse, des auditions, des répétitions et des enseignements plus ou moins tordus. La danse est une mémoire de ce que nous avons vécu et cela affleure ici à chaque instant.
Patrice Meissirel fait concourir tout ce qui produit la performance dansée et chacun des danseurs y apporte son expérience la plus intime. Pas de modélisation des corps mais des tempéraments uniques qui se manifestent par le musculaire du geste, la voix et l’intensité des regards. Jeu choral, profération de solos, improvisations des irrévérences humiliantes de jury (« Allez mes chouquettes » !)
Il y a donc concours, épreuve d’endurance et voyeurisme des spectateurs sous la lumière blanche et donc jury. Mais quels sont les critères d’un jugement esthétique ? Leurs corps sont magnifiques et ne dépareraient pas dans une tournée de music-hall mais la lumière blanche implacable, la proximité du public (pas de scène, pas de distance, nous nous projetons sur scène et ils sont spectateurs de leurs outrances) fait apparaitre l’imperfection de ces corps sublimes. Tout corps réel est un ratage sauf que la danse, le mouvement engagé par Manuel Cedron et Gonzalo Gudino, les deux musiciens brillantissimes dans leur répertoire et leurs improvisations, produisent une beauté risquée, vulnérable et donc magique.
Le contrat est simple. La danse suscite toutes les vérités de l’être sensible : monstration, séduction, rivalités, exultation de la présence à l’événement rythmique et petit à petit, la présence du public, le « contest » entre danseurs pousse vers l’excès. Excès de vivre, excès de perte. Chaque danseur est sommé de s’épuiser, se relever, tomber, faillir, chuter, se relever l’un sur l’autre. Performance de catcheur de n’en pas sortir blessés car ils dansent littéralement jusqu’à l’épuisement. Ne rien garder, aucune réserve ni même résilience : claquer sur le dance floor, pauvres Molière.
Ce n’est plus de la danse mais de la transe. On ne sait comment ils en reviennent. La fin est pourtant magnifique, de tendresse, de jeu et d’invitation au chemin dansant des faunes et nymphes..
C’est à un ancien mystère qu’ils nous convient, ancien mystère qui est pourtant l’énigme contemporaine qui nous défie : la réinvention d’un « nous », en dépit des misères, des pauvres rêves et des affects de pacotille, sachant qu’il n’y a pas d’autre monde que le nôtre.
Comment revenir de là ? De longues minutes leur sont nécessaires, au milieu des effusions , des acclamations et des larmes du public. . Cette troupe exemplaire ne pourra danser ça trois fois par jour.
On achève bien les chevaux,
Chorégraphie : Patrice Meissirel
Danse :Dimitris Biskas, Mariana Patsarika, Irene Moraglio, Patrice Meissirel, Sarah
Adjou, Rémi Esterle, Cécile Rouanne, Maximiliano Colussi
Musique live : piano, bandonéon,multi-instrumentistes
Manuel Cedrón et Gonzalo Gudiño