18 juin 2021

On achève bien les chevaux, short cuts - Une création

Quand la danse est exactement miroir mobile du monde

Je reviens  de Mulhouse où s’est donné la première d’un spectacle de danse-théâtre-cabaret contemporain absolument prodigieux.

Le ressort tendu des confinements, l’interdiction des étreintes, l’arrêt brutal des représentations se sont brutalement libérés et il faudra plus tard prendre la mesure dans cet émerveillement des spectateurs de la longue frustration esthétique et  de nos confinements avec les écrans.

La  danse est ici un corps à corps, donc une rencontre entre les  âmes qui y affleurent.

Tout s’y  raconte, l’histoire de la danse, le récit des apprentissages, le plaisir , l’exultation d’un mouvement léger sur un rythme. La connexion, les portés risqués, les étreintes de désir. Le tango , comme langage du tangage y domine mais aussi bien le catch, Forsythe, l’âpreté de Pina Bausch.


 

Des couples  se préparent, cernés par les spectateurs et le mur visible des coulisses, se préparent à danser, c’est-à-dire exprimer, raconter leur être  dans la rencontre improbable des rythmes et des corps. Peu à peu se dessine l’espace d’une sorte de concours inspiré des concours d’endurance mais aussi des championnats de danse, des auditions, des répétitions et des enseignements plus ou moins tordus. La danse est une mémoire  de ce que nous avons vécu et cela affleure ici  à chaque instant.

Patrice Meissirel fait concourir tout ce qui produit la performance dansée et chacun des danseurs y apporte son expérience la plus intime. Pas de modélisation des corps mais des tempéraments uniques qui se manifestent par le musculaire  du geste, la voix et l’intensité des regards. Jeu choral, profération de solos, improvisations des irrévérences humiliantes de  jury (« Allez mes chouquettes » !)

Il y a donc concours, épreuve d’endurance et voyeurisme des spectateurs sous la lumière blanche et donc jury. Mais quels sont les critères d’un jugement esthétique ? Leurs corps sont magnifiques et ne dépareraient pas dans une tournée  de music-hall mais la lumière blanche implacable, la proximité du public (pas de scène, pas de distance, nous nous projetons sur scène et ils sont spectateurs de leurs outrances) fait apparaitre l’imperfection de ces corps sublimes. Tout corps réel est un ratage sauf que la danse, le mouvement engagé par Manuel Cedron et Gonzalo Gudino, les deux musiciens brillantissimes dans leur répertoire et leurs improvisations, produisent une beauté risquée, vulnérable et donc magique.

Le contrat est simple. La danse suscite toutes les vérités de l’être sensible : monstration, séduction, rivalités, exultation de la présence à l’événement rythmique et petit à petit, la présence du public, le « contest » entre danseurs pousse vers l’excès. Excès de vivre, excès de perte. Chaque danseur est sommé de s’épuiser, se relever, tomber, faillir, chuter, se relever l’un sur l’autre. Performance de catcheur de n’en pas sortir blessés car ils dansent littéralement jusqu’à l’épuisement. Ne rien garder, aucune réserve ni même  résilience : claquer sur le dance floor, pauvres Molière.

Ce n’est plus de la danse mais de la transe. On ne sait comment ils en reviennent. La fin est pourtant magnifique, de tendresse, de jeu et d’invitation au chemin dansant des faunes et nymphes..

C’est à un ancien mystère qu’ils nous convient, ancien mystère qui est pourtant l’énigme contemporaine qui nous défie : la réinvention d’un « nous », en dépit des misères, des pauvres rêves et des affects de pacotille, sachant qu’il n’y a pas d’autre monde que le nôtre. 

Comment revenir de là ? De longues minutes leur sont nécessaires, au milieu des effusions , des acclamations et des  larmes du public. . Cette troupe exemplaire ne pourra danser ça trois fois par jour.

 

On achève bien les chevaux,
Chorégraphie : Patrice Meissirel

Danse :Dimitris Biskas, Mariana Patsarika, Irene Moraglio, Patrice Meissirel, Sarah Adjou, Rémi Esterle, Cécile Rouanne, Maximiliano Colussi

Musique live : piano, bandonéon,multi-instrumentistes
Manuel Cedrón et Gonzalo Gudiño

 

25 mars 2021

La tribu des poètes

 

 

 Tout le monde a en tête les images,  l’apparition d’Amanda Gorman, cette jeune poète américaine lors de l’investiture de Joe Biden. Son flow, sa grâce lorsqu’elle déclamait son texte , The Hill we climb.
Le retentissement de cette prise de parole a été tel que  31 éditeurs se  sont proposés de traduire son poème, publié chez Penguin Book. Tout cela serait très business as  usual si la question de la traduction n’avait suscité une controverse bien significative des errements du progressisme radical. 


 

L’éditeur hollandais a d’bord pressenti  une personne  poète et bilingue et « non-binaire », c’est-à-dire inscrite dans une certaine « radicalité progressiste ».  Ce choix a dès le lendemain déclenché une  campagne de protestation au nom de l’impossibilité de traduire une personne « racisée »  sans en avoir personnellement éprouvé le parcours. Car  Marieke Lucas Rijneveld  est blanc(he).

Précisons ici qu’Amanda est noire. Précisons également qu’elle est avocate. Précisons encore qu’elle est diplômée d’Harvard. Précisons  encore qu’elle a fait du mannequinat.  
Le lendemain la traductrice pressentie a renoncé à cette mission et a accompagné cela de la seule réponse possible : un poème (un peu long) . Un « progressisme » (respecter  une intégrité raciale) en a chassé un autre (affirmer une assignation  non genrée)

Quelques jours plus tard,  en Espagne  catalane , le traducteur catalan  retenu-contrat signé , Victor Obiols, s’est vu  signifier (par l’ éditeur ou l’agent américain ») qu’il n’avait pas  «le profil » (probablement trop  blanc hétérosexuel   quinquagénaire). Aurait-il le droit encore de traduire Homère ou Shakespeare s'est-il insurgé.
On touche là aux limites de l’intersectionnalité  où finalement le progressisme  catalan qu’on peut supposer vaguement indépendantiste  et la créature non binaire se trouvent confrontés au supposé progressisme de cette jeune poète ou de sa maison d’édition. Personne ne pouvant  la traduire qui n’aurait un parcours identique au sien, elle est de fait la seule à pouvoir se traduire en 31 langues.

La poésie comme nation 

Au-delà du rire, ce qui attriste et interroge c’est que la poésie authentique est une nation et que  les poètes en sont la tribu.

Quand  le jeune voyou Rimbaud se présente rue de Rome dans le salon de Mallarmé, paisible professeur d’anglais, Mallarmé immédiatement le repère , le respecte et le commente d’un : « c’est un passant considérable ».

 Le Baudelaire des Fleurs du mal est salué par Victor Hugo pair de France ,  le Genet voyou voleur est défendu au tribunal par Cocteau poète mondain au nom de la très haute littérature et  aucun des deux ne s’embarrasse de leur différence de « classe ». Devant la société ils sont de la même tribu. Pas celle de l’orientation sexuelle mais celle des poètes.
Lorsque John Giorno,  glorieux jeune pédé  de Warhol est accueilli par Bernard Heidsieck lors de ses séjour parisiens,  le  grand poète sonore est issu d’une famille de banquiers tandis que Giorno est plutôt désargenté.

Valéry et Rilke se traduiront mutuellement, par-delà leurs différences de culture de richesse et de orientation sexuelle et intimité de leur amitié et de leur compagnonnage poétique.
La traduction est toujours malentendu, doit-on être cow-boy pour traduire Mac Carthy ou jouer au golf  puisqu’il y passe son temps. Toute  traduction est circonstancielle, une traduction est une tentative. L’assigner à une sociologie de l’auteur (une traductrice noire peut-elle traduire Victor Hugo ?)  c’est n’y rien comprendre et être plus proche de Harvard que de Baudelaire.

Cerise sur le ghetto : en langue française, ce poème sera publié chez Fayard, traduit par Marie-Pierre Kakoma, plus connu par son nom de scène :  Lous and the Yakusa. Grande poète, rappeuse, parfaitement bilingue et parfaitement noire congo mais ça, on s’en fout.

Amanda , reviens dans la tribu des poètes !