Tout le monde a en tête
les images, l’apparition d’Amanda
Gorman, cette jeune poète américaine lors de l’investiture de Joe Biden. Son
flow, sa grâce lorsqu’elle déclamait son texte , The Hill we climb.
Le retentissement de cette prise de parole a été tel que 31 éditeurs se
sont proposés de traduire son poème, publié chez Penguin Book. Tout cela
serait très business as usual si la question de la traduction
n’avait suscité une controverse bien significative des errements du
progressisme radical.
L’éditeur hollandais a d’bord pressenti une personne poète et bilingue et « non-binaire », c’est-à-dire inscrite dans une certaine « radicalité progressiste ». Ce choix a dès le lendemain déclenché une campagne de protestation au nom de l’impossibilité de traduire une personne « racisée » sans en avoir personnellement éprouvé le parcours. Car Marieke Lucas Rijneveld est blanc(he).
Précisons ici qu’Amanda est noire. Précisons également
qu’elle est avocate. Précisons encore qu’elle est diplômée d’Harvard.
Précisons encore qu’elle a fait du
mannequinat.
Le lendemain la traductrice pressentie a renoncé à cette mission et a
accompagné cela de la seule réponse possible : un poème (un peu long) . Un
« progressisme » (respecter
une intégrité raciale) en a chassé un autre (affirmer une
assignation non genrée)
Quelques jours plus tard,
en Espagne catalane , le
traducteur catalan retenu-contrat signé
, Victor Obiols, s’est vu signifier (par
l’ éditeur ou l’agent américain ») qu’il n’avait pas «le profil » (probablement trop blanc hétérosexuel quinquagénaire). Aurait-il le droit encore de traduire Homère ou Shakespeare s'est-il insurgé.
On touche là aux limites de l’intersectionnalité où finalement le progressisme catalan qu’on peut supposer vaguement
indépendantiste et la créature non
binaire se trouvent confrontés au supposé progressisme de cette jeune poète ou
de sa maison d’édition. Personne ne pouvant
la traduire qui n’aurait un parcours identique au sien, elle est de fait
la seule à pouvoir se traduire en 31 langues.
La poésie comme nation
Au-delà du rire, ce qui attriste et interroge c’est que la poésie authentique est une nation et que les poètes en sont la tribu.
Quand le jeune voyou Rimbaud se présente rue de Rome dans le salon de Mallarmé, paisible professeur d’anglais, Mallarmé immédiatement le repère , le respecte et le commente d’un : « c’est un passant considérable ».
Le Baudelaire des Fleurs
du mal est salué par Victor Hugo pair de France , le Genet voyou voleur est défendu au tribunal
par Cocteau poète mondain au nom de la très haute littérature et aucun des deux ne s’embarrasse de leur
différence de « classe ». Devant la société ils sont de la même
tribu. Pas celle de l’orientation sexuelle mais celle des poètes.
Lorsque John Giorno, glorieux jeune pédé de Warhol est accueilli par Bernard Heidsieck
lors de ses séjour parisiens, le grand poète sonore est issu d’une famille de
banquiers tandis que Giorno est plutôt désargenté.
Valéry et Rilke se traduiront mutuellement, par-delà leurs
différences de culture de richesse et de orientation sexuelle et intimité de
leur amitié et de leur compagnonnage poétique.
La traduction est toujours malentendu, doit-on être cow-boy pour traduire Mac
Carthy ou jouer au golf puisqu’il y
passe son temps. Toute traduction est circonstancielle,
une traduction est une tentative. L’assigner à une sociologie de l’auteur (une
traductrice noire peut-elle traduire Victor Hugo ?) c’est n’y rien comprendre et être plus proche
de Harvard que de Baudelaire.
Cerise sur le ghetto : en langue française, ce poème sera publié chez Fayard, traduit par Marie-Pierre Kakoma, plus connu par son nom de scène : Lous and the Yakusa. Grande poète, rappeuse, parfaitement bilingue et parfaitement noire congo mais ça, on s’en fout.
Amanda , reviens dans la tribu des poètes !