4 septembre 2024

Y aura t il du théâtre sur Mars en l’an 3000 ? Heiner Müller en été


Heiner Müller à Vienne en été

Un amphithéâtre romain dans la campagne autrichienne. Ici des Romains se sont retrouvés, chaleureusement serrés, dans le cercle de cette arène. Des combats, des jeux, des joutes, des moments d’esthétique ou de politique.
2000 ans plus tard, il reste le cercle. Vu d’avion, la perfection d’une architecture.  In situ, une enceinte herbeuse.

Hamlet dans des ruines en Europe


Et à la tombée de la nuit, un par un, des spectateurs qui traversent les champs pour assister à une représentation théâtrale.
Hamlet-machine. La “machine Hameau” dans la traduction française du  site artcarnatum qui proposait Euripide la veille et Shakespeare le lendemain. Sans cartels ni commentaires ni critique.
 

Heiner notre héros

Une des pièces les plus célèbres de Heiner Müller, mise en scène par Jourdheuil, Vincent ou Bob Wilson. Heiner Müller, notre Shakespeare du XXème siècle, apparu en RDA lorsqu’elle était séparée du monde par des barbelés et des murs.
A l’époque Heiner traversait cette frontière, évidemment traître à tout système, toute idéologie. Singulièrement penseur, recycleur d’Eschyle et de Shakespeare.
A la question du système communiste que nous lui posions et dont il émanait, tout autant que de Brecht ou d’Eschyles, il répondait ironiquement (critique autant que lucide) : “la question de l’emploi, de l’argent et du logement étant définitivement réglée chez nous, il ne reste plus de place que pour la dimension réellement tragique de la vie.”
Nous avions partagé une fois les mêmes pissotières d’un théâtre et à 25 ans j’avais ressenti cette coïncidence comme un signe du  destin.
J’avais assisté émerveillé aux 4 séances de lecture à la table des oeuvres complètes, avec Müller au centre de la Cène théâtrale, bouteille de  Teacher en évidence devant lui. Depuis lors ma marque de prédilection.
 

Patrimoine romain pour lecture du XXeme siècle

Voilà donc que ces jours-ci de l’été finissant  à Vienne en Autriche se donnait Hamlet-Machine. A 40 kms de la capitale. Pas moyen d’y couper, pour toutes ces raisons de mythologie personnelle.
L’amphithéâtre de Carnuntum, bien perdu dans les champs et avec ses éoliennes en horizon (8% de la consommation électrique du pays)  pouvait rassembler 12000 personnes dans sa grande époque mais ce soir-là, nous devions être 107, bien rangés sur nos chaises rassemblées dans l’arène, orientées vers une plongée de gradins en ruine.

Plusieurs chauves radicaux


Qui peut bien aujourd’hui faire 40 kilomètres (sans doute personne d’un village voisin) pour aller voir une pièce d’un auteur anciennement est-allemand, pièce difficile, histoire du théâtre  condensée en 20 pages, comédiens répartis sur le même personnage de Hamlet ou d’Ophélie et abandonnant leur rôle en cours sur le mode d’Artaud ?
En tout cas c’était une troupe italienne, avec sandwiches à la mozzarella dans le foodtruck ..
Jeunes acteurs inspirés, proférant leurs imprécations en veillant à descendre pieds nus sans dégringoler les gradins en ruine envahis de fougères.. Une belle lente entrée de théâtre No sur silhouettes de grands arbres. Arbres à peine centenaires que les Romains n’auraient pas laissé envahir leur édifice de culture.  Mais arbres éclairés en majesté, de même que les humbles fougères peu à peu envahies pendant le spectacle  de dizaines de croix blanches telles celles des cimetières militaires.
Sous-titrage anglais (rapide, direct) et allemand (plus long, donc écrit plus petit) sur de petits écrans de bord de scène.
Un auteur allemand, incarné par une troupe italienne en Autriche avec sous-titres anglais et spectateurs divers, au moins un petit français.

 

Qui se déplace pour le théâtre ?

Un public de septuagénaires qui le samedi persiste à croire au théâtre, cheveux mi-longs ou totalement rasés pour rester plus indéfinissable. Quelques jeunes spectateurs sont des copains des acteurs ou eux-mêmes aspirants comédiens.
Pas de très grande ironie, juste l’un des trois Hamlets qui tombe le pantalon et apparaît en porte-jarretelles (Maintenant je veux être “una donna”). Une pièce lue à la lettre.
Donc presque 2000 ans après sa construction, du théâtre se donne encore dans cet édifice.
C’est magique, avec son camion de pompiers prêt à évacuer tout spectateur s’effondrant sur le chemin et son horizon d'éoliennes.
Mais dans 1000 ans , qui donc viendra encore ? Quels retraités de l’enseignement humaniste progressiste ? Quels anciens du théâtre ? Ce soir là il y avait à Vienne dans chaque Disco des milliers de jeunes en semi-extase techno mais à peine 10 ou 12 pour Heiner Müller.
Et pourtant ça marche..
Tant que des humains se parleront , il y aura du théâtre et de la poésie. Car plus l’expérience est intense et difficile, plus il en  émane des  tentatives de langage. Plus la mémoire générationnelle se perd, plus cette perte suscite  de nouvelles interprétations.
Donc oui : il y aura du théâtre sur Mars en l’an 3000.
A la simple condition (pas si évidente) qu’y subsiste encore du langage de conversation et de la suite générationnelle..
Nous reprendrons alors le chemin poussiéreux et nous reviendrons..  


Hamlet-machine, Heiner Müller, par la troupe du Teatro Attivo de Milan

www.artcarnatum.com



27 août 2024

Irène Nemirovsky, la lucidité en insouciance, l'écriture de la vie

Des années pour me rapprocher de ce livre mais une impression d’autant plus bouleversante en ces jours de commémoration de la Libération de Paris.
Voici un livre écrit par dessus l’époque , lucidement posthume et qui explore , restitue tous les possibles de l’effondrement causé par la défaite française de 40.
Débâcle de toutes les classes sociales jetées sur les routes , mêlées de soldats en déroute, d’automobiles en panne , de réquisitions brutales. Ce n’est pas seulement une débâcle, c’est la fin d’un monde , telle que Zweig a pu la décrire avant son suicide ou que Céline l’a raconté au sortir de l’anéantissement de 14 dans son "Guerre".

Un livre de destins

Mais il s’agit ici d’une femme, d’une juive errante (de Kiev à Saint Petersbourg, Vienne, Paris, Nice, Issy-l'Eveque, etc) qui ressent , s’approprie toutes les identités de l’époque. Aristocrates maintenant leur rang, domestiques conservant leur morgue de proximité, petits bourgeois à la bourse fragile, écrivains s’enfuyant avec leurs manuscrits et découvrant épouvantés que leur vie est peut être sauve mais que ces temps nécessitent un renouvellement de leur écriture.
Des paysans qui tentent de tenir leurs récoltes , des femmes sans nouvelles de leurs maris prisonniers.
Sur le mode des nouvelles de Tchekhov la guerre nous est présentée au travers des intimités individuelles. 

Car Irène a beaucoup ri, dansé, parlé 7 langues avant d'être anéantie



Un chat d’appartement bourgeois qui découvre la volupté des jardins d’été.
Un jeune patriote qui découvre la patrie de la chair. Des orphelins saisissant la chance de la Débâcle pour assouvir leurs instincts vengeurs.
Chacun raconté dans sa vérité singulière au plus près du quotidien.
Puis , avec l’armistice, arrive l’armée d’occupation, qui occupe effectivement les conversations, les calculs de réquisition et les maisons.
C’est écrit en 41-42, depuis un village occupé et ce qui est entrevu, présenté comme jamais , en prémonition des mythologies d’après guerre , c’est par exemple  l’indicible érotisme diffus de l’occupation. Les hommes ont perdu la guerre, sont prisonniers , silencieux, et l’armée qui occupe le village est une cohorte de corps jeunes, chantants , victorieux.

Les allemands on ne les aime pas mais Hans , Peter ou Klaus (prémonition de la  Barbara de Gottingen) avec qui nous partageons le vin , à qui nous vendons à prix d’or nos marchandises s’ils ne les réquisitionnent pas, qui nous ont montré les photos de leur fiancée, de leur famille, sont ils si lointains ?
D’abord les serveuses qui savent ne pas être trop farouches mais bientôt les jeunes filles désœuvrées et même quelques femmes romantiques ou bovaryennes.
Nemirovski vit tout cela , sous identités d’emprunts , juive ukrainienne ayant perdu le riche monde de la grande bourgeoisie d’avant guerre , écrivain célèbre et traduite dans de nombreuses langues, finalement convertie au catholicisme , conversion qui ne protègera aucun membre de cette famille du furieux zèle de quelques gendarmes français.
Toutes les classes et identités , paysannes, allemandes, sont racontées tandis que le point aveugle, l’œil cyclonique , reste le destin juif. Probablement pour des raisons de sauvegarde désespérée mais peut-être également parce ce que ça lui nécessiterait un autre effort monumental de compréhension.
 

Le destin du livre

Dans ses lettres à son éditeur elle dit écrire beaucoup et qu’elle a conscience d’écrire une œuvre posthume. Elle organise la préservation de ses deux petites filles qui traverseront la guerre, de cave en cave, d’écoles en couvents, au gré des humanités et des intérêts , en traînant avec elle une valise de correspondances et d’écrits dont un manuscrit qui leur semblait une sorte de journal intime trop douloureux à lire après le jamais retour de leurs deux parents des camps d’extermination. 

Ne perdant pas une minute ses projets, on peut imaginer que dans le train qui la menait de Pithiviers à Auschwitz elle s'écartait du voyage en méditant sur les développements de son oeuvre. Se disant probablement qu'à l'arrivée avec un peu de papier et un stylo elle terminerait les 1000 pages de son roman prémonitoire. Hélas ce furent l'infirmerie des agonisants puis l'assassinat anonyme. Une vie massacrée.
Pour les petites filles, des semaines à passer chaque jour au Lutetia, siège ancien de la Gestapo , en espérant y retrouver l’un de leurs parents.
Des décennies plus tard, à la manière décalée mais formidablement contemporaine du « Guerre » de Céline nous parvient cette œuvre exactement lisible aujourd’hui. Irrecevable à l’issue de la guerre car trop ambiguë avec les allemands, trop silencieuse des persécutions dans les années 70-80, avec son apparent retrait du judaïsme  mais aujourd’hui bouleversante et édifiante sur ce que la guerre touche intimement. Érotisme et héroïsme , comptes minables et destins de saccage.

Irene Némirovsky, Suite française, Denoël, avec une préface de Myriam Amissimov

 


26 août 2024

Une architecture de l'expérience, Peter Zumthor - Bruder Klaus Kapelle - Vers le spirituel par les entrailles

Ce qu'il faut de violence pour s'arracher de la Terre quotidienne

C’est une campagne ancienne , de champs en pentes douces. Un moine , frère Klaus, Nicolas de Fluë, y a vécu en ermite , nourri par les paysans. Le miracle de chaque jour, une écuelle remplie. Théologue et politique après son parcours séculier (5 filles, 5 garçons, prospérité) puis mystique. Considéré depuis comme le saint patron des agriculteurs chrétiens. 

Saint Nicolas de Flue, méditation vers le Haut lointain

 

Au XX eme siècle un prospère paysan d’ici, Herman- Josef Sheidweiler, qui s’en souvient encore propose à Peter Zumthor de dresser, en gratitude, une chapelle votive sur sa parcelle. Durant plusieurs années, Zumthor ne répond rien puis en 2001, il acquiesce. Visite, méditation. Un accord local à la mémoire, au génie du lieu, à ce qui ne se résoud pas à se contenter de la terre. 

Donc en 2005, on ramasse de cette terre argileuse , qu’on mélange au ciment local et qu’on coule, par bandes de 50 centimètres durant 24 jours sur 112 troncs d’épicéa qui seront ensuite brûlés par lente combustion. Le « on » ce sont les paysans qui, médiévalement, donnent leur temps de travail. Depuis 2007 se dresse donc sur l’éminence d’une parcelle une espèce de monolithe beige, couleur de labours. On marche depuis les hameaux voisins. Aucune indication mais de loin , sans aucun doute , l’édifice se signale par l’incongruité de sa verticalité. Ce qu’il faut de rupture pour s’arracher. Plus on s’approche, pressant le pas, croisant le retour de très paisibles visiteurs, plus la géométrie se précise. Le monolithe s’affirme pentagonal irrégulier, le lisse de la surface manifeste ses 24 bandes de coulage. Une porte triangulaire offre le passage au visiteur singulier, un par un . Pas de groupe, pas de couples, toi qui entres ici, abandonne le commun partagé. En deux mètres d’avancée le monde des horizons quotidiens disparaît : pénombre trouée de billes de lumière naturelle, cheminée tournoyant vers le ciel ouvert. L’eau qui s’en déverse est recueillie sur un sol constellé de zinc et plomb lissés. La flaque résiduelle brille au Très-bas. Silence. Silence. No pictures. 

Mémoire brulée des 112 épicéas en tente, lumières de verre
 Au dessus de la porte extérieure, une discrète croix de Saint André rappelle la prétention mais aucun signe ne coiffe l’édifice. C’est que passé le conceptuel de la perspective extérieure c’est un tourment organique qui se déploie à l’intérieur. Entrailles habitées par la lumière, fertilisées par la pluie. Elévations vers un très haut sans immensité, rabaissées vers sa petite flaque d’humanité. Plutôt qu’une crucifixion vers le bas, le visage d’orant vers la lumière de frère Klaus. La discrète géométrie d’une roue évoque les cycles de toute récolte agricole ou générationnelle. L’incarnation. Grâces soient rendues à Bruder Klaus, Nicolas de Flues , aux paysans du coin qui maintiennent ouvert le site et à Peter Zumthor. 

Remerciements également à Sasha Neveu, élève de Sylvia Lacaisse, dont la remarquable soutenance de diplôme d'architecture consacrée au génie du lieu (Genius Loci, une expérience sensible ?) nous a mis sur la piste de cette Chapelle. 

Bruder Klaus Kapelle, 40 kms de Bonn, ouvert entre 10h et 17h.

3 août 2024

Nakamura, femme de "mauvaise vie" très française

 Nakamura , femme de "mauvaise vie" très française

Aya et la Garde, Vive la République !

 Ces Jo font du bien, la France avait besoin d’oublier frustrations , colères et passions tristes.

Le fait qu’au travers de ces années clivantes, des champions aient continué à s’entraîner , à traverser des épreuves de vie, à donner la vie, à recomposer leurs identités personnelles mais au final dépasser des records, et parvenir à la victoire pour un dixième de seconde ou un triple salto ou un but de dernière seconde, tout cela est réconfortant et s’entend dans les fan zones. Avec une appréciation du beau geste qui dépasse les frontières.
La cérémonie d’ouverture s’est elle aussi jouée du monde, en rappelant comment tout événement esthétique doit passer par Paris. Edith Piaf , notre môme, fille de mauvaise vie, amoureuse , découvreuse d’Aznavour et de Moustaki et de bien d’autres.
Donnant son cœur à Cerdan dans un hymne qui s’élance depuis la Tour Eiffel par la grâce d’une Céline Dion d’incarnation tragique.
Sortant de l’académie française , remixant mashup le "Formi, Formidable" d’Aznavour, revisitant la langue de Molière , Nakamura s’avance impériale d’or, mauvaise fille au cœur d’or, vers la troupe de garçons de la Garde Républicaine , impassibles de loin puis de plus en plus Groovy jusqu’à s’ouvrir, absorber le posse de filles, danseuses irrésistibles et inaccessibles, jusqu’au salut final d’Aya, tandis que les chefs de musique de la Garde Républicaine chorégraphient leur balancement.

Grand sourire, salut presque règlementaire, elle se réjouit sur  la dernière note et tous s’en régalent, gendarmes et filles de la street. Comme ça fait du bien et comme c’est français, de Casque d’or à Edith Piaf, en passant par Barbara et Catherine Ringer ou Lous and the Yakusa.
Une femme chante sa vie à la première personne du singulier : Y en a pas deux comme moi et ainsi chacune, chacun peut se reconnaître dans ma singularité.
Voilà pourquoi les cités grecques ont inventé les Jeux Olympiques : par les arts et par l’émulation sportive et poétique , rappeler ce qui nous lie. Ça continue !


23 juillet 2024

Savoir renoncer change le jeu

Trop âgé pour tenir cinq ans mais assez pour devenir un vieux sage expérimenté

Une longue guerre d'usure incertaine

Certains renoncements peuvent ouvrir des mondes. "Quand une porte se ferme, un portail s'ouvre" dit-on en Italie.
Le Président Joe Biden  traverse depuis plusieurs mois une phase d’incertitudes très éprouvantes : envie de rester, envie de faire obstacle à Trump , servir son pays, se laisser convaincre par son cercle d’influence qui aimerait bien continuer à l’influencer. Ses inquiétudes étaient quotidiennes, sur les attaques , la bagarre, sur ce qui pouvait survenir , devoir traverser cinq fuseaux horaires, faire face à une guerre. Mais aussi s’inquiéter de l’irrémédiable dommage des années qui viennent. En forme (a peu près ) aujourd’hui mais dans quel état public dans deux ou trois ans ?
De quoi couper le sommeil au bon vieux Joe.

 

 Une nouvelle posture pacifiante

Heureusement, de cessation de dons en conférences calamiteuses difficiles à surmonter, de confusions de noms en malaises récurrents, Joe Biden, en réponse immédiate à la grâce divine qui a frôlé et rajeuni son concurrent Trump , a renoncé à sa candidature.
Du coup, l'opportunité s'offre à lui de pouvoir terminer en réelle beauté, en sage grand père , à présenter son bilan réel, à raconter l’Amérique telle qu’elle peut être belle, confiante et ouverte, à tenter d'apaiser  l'âme brisée des États Désunis et propulser Kamala Harris en prestigieuse héritière.

Privilège de l'âge, dépasser le temps présent


Ce renoncement lui ouvre ainsi une nouvelle phase historique, celle qui pourrait participer du mythe et échapper à l’obsolescence qui s’annonçait.

Renoncer c’est parfois gagner sur l’essentiel.