2 juin 2023

Proust dans les taxis de Buenos-Aires

 

A toute heure, une conversation impromptue

Dans le taxi qui me mène vers le MALBA (Museo de Artes latinos de Buenos Aires) , après un long silence tranquille je parle de tango avec le chauffeur car en dépit du soleil je garde mon écharpe , après avoir passé une partie de la nuit sous le climatiseur de la milonga.
Après m’avoir assuré qu’il rêvait de danser le tango à 15 ans, qu’il pensait à 20 ans commencer pour ses 30 ans, je m’amuse de l’imaginer s'y mettre vraiment à la retraite et il me rétorque qu’à présent dépassant les 40, il envisage de prendre une année de cours particuliers afin de "parvenir au niveau des grands danseurs".
Puisque je suis français, il me précise que au sixième tome de la recherche du temps perdu il y a un passage passionnant sur le tango. Nous énumérons les différents livres de la Recherche en nous les remémorant ravis puis dans ce développement littéraire, lui demandant ce que je dois donc lire d’argentin, il me recommande Borges également en me disant que c’est le grand écrivain d’ici le grand passeur et qu’ il a été prisonnier de conflits idéologiques déplacés mais que c’est la source de l’Argentine. Il lui doit la Divine Comédie et Dostoievski. Moi je lui dois 680 pesos mais il récuse mon pourboire.
En quelle autre ville ces conversations qui suspendent le temps ?

Deux jours plus tard , dans un autre taxi, un rock ancien m’accueille sur les sièges fatigués. Lou Reed. Radio ou compilation ? Je demande.
Compil personnelle. Des heures de jazz et rock qui lui réchauffent le cœur pendant ses longues journées. Le taxista a vu Queen 3 fois et nous finissons de traverser Buenos-Aires avec Léonard Cohen en remontant les généalogies européennes de lui et sa femme.

La secte tango, Buenos-Aires et reste du monde

Aller à Buenos Aires sans être danseur de tango est un peu étrange. Oui il y a des musées. Oui il y a la mer du fleuve. Oui de grands immeubles et de larges avenues. Un stade de foot et des empanadas. Et des bus furieux qui traversent la ville à toute heure avec des arrêts ésotériques. Mais surtout le tango..

Carlos Gardel dans son quartier d'Abasto

Non pas que tout le monde le danse (la rue sonne plutôt reggaeton salsa latina et rap) ou que la technique corporelle de précision du geste y soit plus absolue qu'ailleurs mais parce que le tango s'y vit philosophiquement. Il est le code génétique secret de la ville, le cœur battant de cette Maximum City, jour et nuit.
A la manière d’une secte souterraine, ses Vieux Croyants des catacombes témoignent de leur philosophie. Comme à Venise, Paris ou Budapest, Gardel nous y étreint, qui depuis sa mort en
1935 chante de mieux en mieux. A peine la porte passée du vieux dance hall ou du squatt bariolé, c'est la même musique presque centenaire, très proche d'un film de Charlot. Très proche de sa caricature, comme tout grand art.
Ses prophètes miséricordieux dansent et parlent en même temps, dissociation du haut et du bas mais aussi de la parole et du geste. Peu de coordonnées géométriques mais plutôt une philosophie de vie. Leur tango c’est leur vie : échanger, accueillir, surprendre, étreindre et laisser vivre. « Si tu veux qu’elle vienne il faut ouvrir la porte ».

Ils ne prétendent pas à la vérité géométrique du geste mais se réjouissent des interprétations qu'ils tentent ou suscitent. Avec des intuitions rares : « Il y a une loi de l’hermétisme qui dit que ce qui est en haut passe en bas et que le bas passe en haut ». « Quand tu étires ces deux parties, du haut et du bas, ça libère un vide et c’est d’ici que tu danses » et tout ça en se régalant des questions qu’on leur pose. 

Car le tango est une conversation, brève et authentique, affaire d’une vie aussi parfois comme ces deux danseurs mercenaires à touristes de la Boca qui sur leur estrade riquiqui dansent pourtant leur homélie du serment.
A la question d'un américain qui en veut pour ses dollars d'inflation sur le « Mais comment ça se guide cet ornement? » le maestro réfléchit puis répond : « c'est 65 % de télépathie » et c'est la réponse la plus scientifique qu'il puisse donner. C'est-à-dire que a u-delà de l'orientation d'un buste, de la retenue d'une main, l'essentiel réside dans la connexion  entre partenaires. Si celle-ci est de qualité, le couple échange et pressent. Et l'addiction à la grâce débute.

Cette délicatesse n'est pas toute rose et plusieurs chanteurs actuels du tango (Chino Laborde, Melingo,..)  viennent du rock ou du punk, parcours qui correspond à l'essence ravageuse du tango.

25 mai 2023

Radicalité de l'insouciance

 

Poésie d'avant le désastre  

Lire le roumain Benjamin Fondane ou le hongrois Antal Szerb c’est converser avec des esprits épris de liberté et passionnés par la vérité la plus haute de la littérature ou de la poésie.
Insouciants, confiants, ironiques, esthétiques radicaux en 1935.
Sous entendus érotiques , la ville comme espace bruissant de rencontres, le compagnonnage des poètes, l’attirance pour Paris , centre du monde des lettres. 
Benjamin Fondane, dédié à la poésie

 
C’est toujours à Paris qu’ils comparent une ambiance de quartier ou un café littéraire.
Individus singuliers et libres que les circonstances historiques, la barbare folie nazie rattrapent et assignent.
Peu à peu la barbarie essaye de leur arracher leur identité esthétique puis leur humanité.
L’un , Fondane, qui tutoyait Baudelaire et Rimbaud, se fait attraper par la gendarmerie du pays de ses rêves , avec sa sœur. Ses amis écrivains tentent de l’arracher de Drancy mais il refuse de se séparer d'elle  et c’est ensemble qu’ils disparaîtront à Auschwitz.
L’autre, Antal Szerb, qui racontait en 1935 son Budapest à un lointain martien , meurt dans un camp de travail en 1945 sous les coups de soldats hongrois.
 
Passer le pont aux chaines avec une femme, revenir possiblement avec la même

Jusqu'au bout, assignés à leur table de travail ils ne renoncent pas à leur espace intérieur. Szerb publie en 1941 une histoire de la littérature mondiale et en 1943 un roman sur Marie-Antoinette. Fondane écrit sur Empédocle en 1943 et son recueil de poésie "Le mal des fantômes" en 1944. Dernier poème à Auschwitz un poème écrit sur un emballage de savon pour l'anniversaire d'un compagnon  et oublié donc perdu.
Les deux souriants pour toujours , le regard joueur et l’attention érotique, les voilà au bout de l’incandescence, une cigarette fugace.
Ils sont morts d’un bout de pain en moins ou d’un coup de poing en plus mais je leur fais confiance : leur dernière pensée aura été une méditation ironique. Âpres guerre, on a parfois retrouvé le corps de poètes disparus. Dans leur poche toujours un carnet , un bout de papier griffonné.
Notre génération est incroyablement insouciante , d’avoir vécu en Europe de l’Ouest un moment rare et béni d’absence de guerre. Qui nous fait parcourir les plus vaines recherches, les excès et farces révolutionnaires ou la beauté irrémédiable. Quelques moments de grâce au tango argentin, une victoire de foot, un film, un peintre , Carlos Tangana par la grâce du flamenco et de Spotify et nous voilà tout présents.
Serions nous donc à la veille des barbaries les plus vraies ?
Oui. Alors Pas le moment de relâcher nos esthétiques.

14 mai 2023

Vertige des mémoires

À qui appartient le temps ? (2)

Au sommet
La pyramide n' aucune réalité pré-hispanique


Il y a 14 mille ans que les hommes marchent en Argentine , traversant les déserts, la Cordillère, s’établissant sur les plateaux, traçant des voies.

Ce que nous en savions historiquement tenait aux conquistadors et aux Incas..

Mais avant les Incas et après la Conquista se tiennent ceux de la terre, les aborigènes disent encore les notices muséales, mais plus simplement les Quechuas, les Guarani, les Wichis, les Calchaquis, entre autres..

Deux traversées du temps - 

2. La Pucara de Tilcara. Reconfigurations vertigineuses des mémoires 

 

Une autre traversée du temps

Donc j'ai bien parcouru la Pucara de Tilcara, annoncée comme un site inca, étape du Qhuapaq Ñan.

Mais au fur et à mesure de la montée sur le site, sous le même soleil inca, avec d'identiques cactus candélabres, petit à petit jusqu'à l'élucidation finale du sommet un dévoilement mémoriel se résoud.

La butte existait, oui.

Une place forte existait, oui. 

Mais ce qui se voit de vestiges, ce qui se manifeste est en fait une reconstitution : avant les Incas la place forte existait, occupée par les populations Wishi et quechuas. Les Incas, lorsqu'ils étendent leur empire de Cuzco jusqu'au Nord-Ouest Argentin, prennent possession de cette butte et en font une place forte de leur réseau de routes. 

A cette époque on construit en adobe, en pise et les constructions sont basses afin de garder fraicheur en été et surtout chaleur en hiver, adaptées à la taille des habitants. Or les constructions reconstituées sur le tracé des ruines au XXeme siècles sont plus hautes et surtout réalisées en pierres jointoyées cimentées. une technique  anachronique du monde préhispanique local.

Tout au sommet est érigé un édifice parfaitement photogénique, en évocation de pyramide et dont on devine de loin la silhouette. Mais il s'agit en fait d'un monument-mausolée, hommage aux deux archéologues "argentins" (Juan Ambrosetti et Salvador Debenedetti, ayant  "découvert" le site et "exhumé" des civilisations disparues tel que l'annonce la plaque commémorative).

Ces peuples n'avaient pas disparu, n'ont pas disparu. Ils vivaient et vivent tout autour et revendiquent pour leurs communautés des droits sur ces terres.

 Reconfigurations constantes des mémoires : qui vit ici ?  Qui se souvient ?, Qui retrouve ? Qui exhume ? 

Qui reconstruit ? Qui écrit les cartels ? Qui signe ? 

Concurrence irrésolue des mémoires. 

Indiens pas contents. Moi content cependant  (avec gilet quechua très décathlonien ) car j’ai finalement  trouvé ce que j’espérais : la musique des Andes, passion de mes 20 ans et qui garde la mémoire.

Sikus, quenas et bombo) 

Bombo, guitare et cornet géant à Salta

 


 

12 mai 2023

À qui appartient le temps ?

Il y a 14 mille ans que les hommes marchent en Argentine , traversant les déserts, la Cordillère, s’établissant sur les plateaux, traçant des voies.

Ce que nous en savions historiquement tenait aux conquistadors et aux Incas..

Mais avant les Incas et après la Conquista se tiennent ceux de la terre, les aborigènes disent encore les notices muséales, mais plus simplement les Quechuas, les Guarani, les Wichis, les Calchaquis, entre autres..

Deux traversées du temps - 1. L'odyssée des enfants incas


Le petit prince, dormeur du val du volcan Llullaillaco
 
Depuis Cuzco par le Qhuapaq Ñan , chemin des Incas, une caravane a parcouru les kilomètres et les dénivelés jusqu’à progresser au plus haut du plus haut :  le volcan Llullaillaco.

À la fois demeure des divinités telluriques, de l’air le plus pur le plus rare et des neiges, source de l’eau.

Pas de meilleur endroit, 6385 m pour y déposer, sacrifier trois petits "princes", de grande beauté, parés de leurs plus beaux bijoux. Un voyage cultuel de milliers de kilomètres dont le sens était présent à chaque pas, à chaque cérémonie. Parvenu tout là-haut au dernier jour ils sont alors déposés vivants , chantants, dans des fosses, imbibés de chicha, peut-être d’autres poudres hallucinogènes, destinés à rejoindre et intercéder auprès de quelques puissance créatrice.

Passent les Incas, passent les conquistadors , passe le temps. Éruptions, tempêtes, éclairs (l’une des filles est touchée par la foudre) et soleil de feu.

Au XXe siècle, John Reinhard, un archéologue insistant ( comme Schliemann pour Troie , comme Manólis Andrónikos près de Thessalonique qui passe trente ans à creuser pour mettre à jour en 1977, quatre tombes des rois macédoniens à Vergidia) , se persuada que les ruines que des alpinistes avaient signalé là-haut étaient de grand intérêt.

20 ans passent et cet archéologue entêté, avec Constanza Ceruti, poursuit les fouilles jusqu’à ce que en 1999 soient mises à jour les sépultures avec amulettes , bijoux et poupées cultuelles. 


 

Les trois émissaires, un petit garçon et deux filles sont momifiés par la congélation, le soleil ardent et c’est avec grande précaution qu’on les redescend. Au musée de Salta, ils sont conservés , par des moyens modernes, dans des conditions de froid et d’hygrométrie proches, croit-on du tout là-haut, et présentés par rotations de 6 mois aux visiteurs. j'y ai rencontré ce jour-là le petit garçon. Etait-ce, du point de vue humaniste, une vie volée ? Plutôt, du point de vue mythique une vie offerte.Il semble dormir,très paisible, un dormeur du volcan dont on aimerait effleurer la petite main sans le réveiller. 

Ainsi la croyance était fondée. Les trois ambassadeurs ont traversé le temps et l’espace. Ces trois là, plus beaux enfants du peuple inca nous sont parvenus. Sommes-nous leurs dieux ou voyagent-ils plus loin encore ? J’imagine que nous ne sommes qu’une étape et que quelques anciens rituels les attendent encore un peu plus loin.

Le temps d’un billet d’entrée ils se laissent méditer. Peau olive, membres fins, belles tresses, et poupées sacrées . Silencieux, yeux clos sur leur dernier souffle terrestre car leur apparition est une parole suffisante. Ils sont le message.