27 août 2024

Irène Nemirovsky, la lucidité en insouciance, l'écriture de la vie

Des années pour me rapprocher de ce livre mais une impression d’autant plus bouleversante en ces jours de commémoration de la Libération de Paris.
Voici un livre écrit par dessus l’époque , lucidement posthume et qui explore , restitue tous les possibles de l’effondrement causé par la défaite française de 40.
Débâcle de toutes les classes sociales jetées sur les routes , mêlées de soldats en déroute, d’automobiles en panne , de réquisitions brutales. Ce n’est pas seulement une débâcle, c’est la fin d’un monde , telle que Zweig a pu la décrire avant son suicide ou que Céline l’a raconté au sortir de l’anéantissement de 14 dans son "Guerre".

Un livre de destins

Mais il s’agit ici d’une femme, d’une juive errante (de Kiev à Saint Petersbourg, Vienne, Paris, Nice, Issy-l'Eveque, etc) qui ressent , s’approprie toutes les identités de l’époque. Aristocrates maintenant leur rang, domestiques conservant leur morgue de proximité, petits bourgeois à la bourse fragile, écrivains s’enfuyant avec leurs manuscrits et découvrant épouvantés que leur vie est peut être sauve mais que ces temps nécessitent un renouvellement de leur écriture.
Des paysans qui tentent de tenir leurs récoltes , des femmes sans nouvelles de leurs maris prisonniers.
Sur le mode des nouvelles de Tchekhov la guerre nous est présentée au travers des intimités individuelles. 

Car Irène a beaucoup ri, dansé, parlé 7 langues avant d'être anéantie



Un chat d’appartement bourgeois qui découvre la volupté des jardins d’été.
Un jeune patriote qui découvre la patrie de la chair. Des orphelins saisissant la chance de la Débâcle pour assouvir leurs instincts vengeurs.
Chacun raconté dans sa vérité singulière au plus près du quotidien.
Puis , avec l’armistice, arrive l’armée d’occupation, qui occupe effectivement les conversations, les calculs de réquisition et les maisons.
C’est écrit en 41-42, depuis un village occupé et ce qui est entrevu, présenté comme jamais , en prémonition des mythologies d’après guerre , c’est par exemple  l’indicible érotisme diffus de l’occupation. Les hommes ont perdu la guerre, sont prisonniers , silencieux, et l’armée qui occupe le village est une cohorte de corps jeunes, chantants , victorieux.

Les allemands on ne les aime pas mais Hans , Peter ou Klaus (prémonition de la  Barbara de Gottingen) avec qui nous partageons le vin , à qui nous vendons à prix d’or nos marchandises s’ils ne les réquisitionnent pas, qui nous ont montré les photos de leur fiancée, de leur famille, sont ils si lointains ?
D’abord les serveuses qui savent ne pas être trop farouches mais bientôt les jeunes filles désœuvrées et même quelques femmes romantiques ou bovaryennes.
Nemirovski vit tout cela , sous identités d’emprunts , juive ukrainienne ayant perdu le riche monde de la grande bourgeoisie d’avant guerre , écrivain célèbre et traduite dans de nombreuses langues, finalement convertie au catholicisme , conversion qui ne protègera aucun membre de cette famille du furieux zèle de quelques gendarmes français.
Toutes les classes et identités , paysannes, allemandes, sont racontées tandis que le point aveugle, l’œil cyclonique , reste le destin juif. Probablement pour des raisons de sauvegarde désespérée mais peut-être également parce ce que ça lui nécessiterait un autre effort monumental de compréhension.
 

Le destin du livre

Dans ses lettres à son éditeur elle dit écrire beaucoup et qu’elle a conscience d’écrire une œuvre posthume. Elle organise la préservation de ses deux petites filles qui traverseront la guerre, de cave en cave, d’écoles en couvents, au gré des humanités et des intérêts , en traînant avec elle une valise de correspondances et d’écrits dont un manuscrit qui leur semblait une sorte de journal intime trop douloureux à lire après le jamais retour de leurs deux parents des camps d’extermination. 

Ne perdant pas une minute ses projets, on peut imaginer que dans le train qui la menait de Pithiviers à Auschwitz elle s'écartait du voyage en méditant sur les développements de son oeuvre. Se disant probablement qu'à l'arrivée avec un peu de papier et un stylo elle terminerait les 1000 pages de son roman prémonitoire. Hélas ce furent l'infirmerie des agonisants puis l'assassinat anonyme. Une vie massacrée.
Pour les petites filles, des semaines à passer chaque jour au Lutetia, siège ancien de la Gestapo , en espérant y retrouver l’un de leurs parents.
Des décennies plus tard, à la manière décalée mais formidablement contemporaine du « Guerre » de Céline nous parvient cette œuvre exactement lisible aujourd’hui. Irrecevable à l’issue de la guerre car trop ambiguë avec les allemands, trop silencieuse des persécutions dans les années 70-80, avec son apparent retrait du judaïsme  mais aujourd’hui bouleversante et édifiante sur ce que la guerre touche intimement. Érotisme et héroïsme , comptes minables et destins de saccage.

Irene Némirovsky, Suite française, Denoël, avec une préface de Myriam Amissimov

 


26 août 2024

Une architecture de l'expérience, Peter Zumthor - Bruder Klaus Kapelle - Vers le spirituel par les entrailles

Ce qu'il faut de violence pour s'arracher de la Terre quotidienne

C’est une campagne ancienne , de champs en pentes douces. Un moine , frère Klaus, Nicolas de Fluë, y a vécu en ermite , nourri par les paysans. Le miracle de chaque jour, une écuelle remplie. Théologue et politique après son parcours séculier (5 filles, 5 garçons, prospérité) puis mystique. Considéré depuis comme le saint patron des agriculteurs chrétiens. 

Saint Nicolas de Flue, méditation vers le Haut lointain

 

Au XX eme siècle un prospère paysan d’ici, Herman- Josef Sheidweiler, qui s’en souvient encore propose à Peter Zumthor de dresser, en gratitude, une chapelle votive sur sa parcelle. Durant plusieurs années, Zumthor ne répond rien puis en 2001, il acquiesce. Visite, méditation. Un accord local à la mémoire, au génie du lieu, à ce qui ne se résoud pas à se contenter de la terre. 

Donc en 2005, on ramasse de cette terre argileuse , qu’on mélange au ciment local et qu’on coule, par bandes de 50 centimètres durant 24 jours sur 112 troncs d’épicéa qui seront ensuite brûlés par lente combustion. Le « on » ce sont les paysans qui, médiévalement, donnent leur temps de travail. Depuis 2007 se dresse donc sur l’éminence d’une parcelle une espèce de monolithe beige, couleur de labours. On marche depuis les hameaux voisins. Aucune indication mais de loin , sans aucun doute , l’édifice se signale par l’incongruité de sa verticalité. Ce qu’il faut de rupture pour s’arracher. Plus on s’approche, pressant le pas, croisant le retour de très paisibles visiteurs, plus la géométrie se précise. Le monolithe s’affirme pentagonal irrégulier, le lisse de la surface manifeste ses 24 bandes de coulage. Une porte triangulaire offre le passage au visiteur singulier, un par un . Pas de groupe, pas de couples, toi qui entres ici, abandonne le commun partagé. En deux mètres d’avancée le monde des horizons quotidiens disparaît : pénombre trouée de billes de lumière naturelle, cheminée tournoyant vers le ciel ouvert. L’eau qui s’en déverse est recueillie sur un sol constellé de zinc et plomb lissés. La flaque résiduelle brille au Très-bas. Silence. Silence. No pictures. 

Mémoire brulée des 112 épicéas en tente, lumières de verre
 Au dessus de la porte extérieure, une discrète croix de Saint André rappelle la prétention mais aucun signe ne coiffe l’édifice. C’est que passé le conceptuel de la perspective extérieure c’est un tourment organique qui se déploie à l’intérieur. Entrailles habitées par la lumière, fertilisées par la pluie. Elévations vers un très haut sans immensité, rabaissées vers sa petite flaque d’humanité. Plutôt qu’une crucifixion vers le bas, le visage d’orant vers la lumière de frère Klaus. La discrète géométrie d’une roue évoque les cycles de toute récolte agricole ou générationnelle. L’incarnation. Grâces soient rendues à Bruder Klaus, Nicolas de Flues , aux paysans du coin qui maintiennent ouvert le site et à Peter Zumthor. 

Remerciements également à Sasha Neveu, élève de Sylvia Lacaisse, dont la remarquable soutenance de diplôme d'architecture consacrée au génie du lieu (Genius Loci, une expérience sensible ?) nous a mis sur la piste de cette Chapelle. 

Bruder Klaus Kapelle, 40 kms de Bonn, ouvert entre 10h et 17h.

3 août 2024

Nakamura, femme de "mauvaise vie" très française

 Nakamura , femme de "mauvaise vie" très française

Aya et la Garde, Vive la République !

 Ces Jo font du bien, la France avait besoin d’oublier frustrations , colères et passions tristes.

Le fait qu’au travers de ces années clivantes, des champions aient continué à s’entraîner , à traverser des épreuves de vie, à donner la vie, à recomposer leurs identités personnelles mais au final dépasser des records, et parvenir à la victoire pour un dixième de seconde ou un triple salto ou un but de dernière seconde, tout cela est réconfortant et s’entend dans les fan zones. Avec une appréciation du beau geste qui dépasse les frontières.
La cérémonie d’ouverture s’est elle aussi jouée du monde, en rappelant comment tout événement esthétique doit passer par Paris. Edith Piaf , notre môme, fille de mauvaise vie, amoureuse , découvreuse d’Aznavour et de Moustaki et de bien d’autres.
Donnant son cœur à Cerdan dans un hymne qui s’élance depuis la Tour Eiffel par la grâce d’une Céline Dion d’incarnation tragique.
Sortant de l’académie française , remixant mashup le "Formi, Formidable" d’Aznavour, revisitant la langue de Molière , Nakamura s’avance impériale d’or, mauvaise fille au cœur d’or, vers la troupe de garçons de la Garde Républicaine , impassibles de loin puis de plus en plus Groovy jusqu’à s’ouvrir, absorber le posse de filles, danseuses irrésistibles et inaccessibles, jusqu’au salut final d’Aya, tandis que les chefs de musique de la Garde Républicaine chorégraphient leur balancement.

Grand sourire, salut presque règlementaire, elle se réjouit sur  la dernière note et tous s’en régalent, gendarmes et filles de la street. Comme ça fait du bien et comme c’est français, de Casque d’or à Edith Piaf, en passant par Barbara et Catherine Ringer ou Lous and the Yakusa.
Une femme chante sa vie à la première personne du singulier : Y en a pas deux comme moi et ainsi chacune, chacun peut se reconnaître dans ma singularité.
Voilà pourquoi les cités grecques ont inventé les Jeux Olympiques : par les arts et par l’émulation sportive et poétique , rappeler ce qui nous lie. Ça continue !