Une baleine blanche
J’ai une infinie tendresse admirative pour Queequeg, le harponneur vaguement maori de l’équipage du Pequod, cette baleinière que le captaine Achab mène à la poursuite de Moby Dick la baleine blanche.
Les tatouages qui lui couvrent le corps constituent son livre viatique. Au bout du monde, dans cette absolue communauté qui vogue au plus loin de Nantucket, ville baleinière de l'avide jeune Amérique. C'est que Queequeg n'est jamais perdu. A lui seul, il porte la mémoire et le sens des destins océaniques, à la différence de ses compagnons, bien isolés dans leur perdition solitaire.
C'est un bateau du bout du monde et ce n'est pas un bateau, c'est une chasse et c'est plus qu'une poursuite, Achab est un tyran cinglé autant qu’un humain radical qui défie l'abîme. Dans la Bible cet abîme a nom Léviathan.
Un film sombre
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Le cycle du sang |
C'est aujourd'hui le titre d'un film et c'est donc bien plus qu'un film sur la pêche.
Parti évidemment de Nantucket, le navire dont
Léviathan restitue la campagne de pêche, trace inexorablement nuit et jour son sillon prédateur.
Le
Sensory ethnography Lab (Université de Harvard) a disséminé, équipé le bateau, les marins, les filets, les mats, les cambuses de mini-caméras numériques de l'extrême sportif. Au terme de probables milliers d'heure de captures, Lucien Castaing Taylor et Verena Paravel, ont alors monté, sans dialogues, sans commentaires, sans images une sorte d'équivalent occidental aux tatouages de Queequeg. La répétition des manœuvres, les grincements de géhenne, la menace des machines, du vide, du roulis, des tonnes de poiscaille frétillante, de la découpe des chairs, tout, dans un désordre qui se résout en entreprise de pêche, y menace la compréhension, la singularité et les corps.
Ce que tardivement on découvre des humains tient à quelques marmonnements au-dessus de l'abattage, cigarette au bec. La cigarette comme mesure résiliente d'un temps humain, miraculeusement consumée dans ces douches d'embruns et de sang.
Entre deux fracas de remontée des filets, un plan fixe silencieux d'au moins cinq minutes (il y a une horloge au fond) montre un type affalé sur sa banquette, avec bière (et cigarette) qui fixe d'un œil de poisson ce qu'on finit par comprendre comme une télévision appareillée de sa mini-caméra, transmettant des images sérielles d'un monde irréel (le nôtre, la terre). Il dodeline jusqu'à s'endormir, séquence qui vaut les expérimentations warholiennes mais qui à ce moment de trépidation est une suspension humaniste : un corps qui, sans savoir pourquoi, tente de
ne pas renoncer.
Un mythe sans auteur
Ces rares apparitions humaines, car elles ne constituent qu'une des multiples coordonnées d'un projet qui les dépasse, sont pourtant souveraines : ils participent d'un mythe en mouvement où la créature du Léviathan semble être devenue le navire plutôt que l'inconnu de l'abîme. La bête qui surgit, passe, disparait et emporte aveuglément, mutilant les chairs n'est plus sous l'eau mais sur l'eau, de rouille et de fuel. Bien sûr tatoué, le barreur, corps massif, parait indestructible. Il mourra, d'un cancer du poumon, de diabète, d'un accident furtif ou d'ennui à terre mais il aura vécu, porté la mort et la puissance au cœur de l'Océan.
La variété des points de vue qu'induit la dissémination des implantations de caméra, élève le documentaire à une portée poétique, une espèce de “Savon” filmé par Ponge dans lequel les flots, les oiseaux, les poissons, les morts et les vivants restitueraient les mille facettes de ce qui fait une expérience de vie, sans même une volonté d’auteur. A partir de l'objectivité de la surveillance panoptique et micro-technologique, apparait la subjectivité d'une lecture, d'une écriture qui font hommage à Ismaël-Melville et nous enseignent un art du décrire où la subjectivité viendrait après l’expérience.
Léviathan, un film de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, 2012, primé à Washington, Locarno et Belfort
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