13 décembre 2011

Décrire le territoire. La leçon de Giono III

Ce blog est une manière de payer ma dette aux artistes, aux penseurs qui, l’air de rien, préfigurent des compréhensions contemporaines. Jean Giono est l’un des plus manifestes de ces passeurs et les personnages de Panturle ou ceux de Baumugnes constituent dans ma pratique de coaching un repère Palo Giono qui vaut largement son Palo Alto.
Dans les méthodologies d’intervention, qui débutent toujours par un « décrire », Giono donne une autre leçon passionnante dans « Monologue », une nouvelle très peu commentée du recueil Faust au village. Ce texte décrit étape par étape, station par station s’il s’agissait d’un chemin initiatique, comment le territoire joue un rôle dans la vie des humains, en ce sens qu’il est leur cadre métaphysique, mythique, environnemental mais également le lieu de mémoire dans lequel basculent les générations. Le territoire dit la voix des ancêtres, nous éclaire Giono l’abo.
Cela vaut pour tout environnement et je propose que ce texte figure dans la formation de tout métier d’intervention (développement, accompagnement, communication, médiation...).

Station 7. Dans les profondeurs du Pays, le temps fait son œuvre, il fait eau
Cette eau parcimonieuse que reçoit le bassin de Bouscarle est présente partout. Elle est la matière noire, profonde et secrète du Pays. Elle se manifeste par la végétation, par quelques ruisseaux et « sort comme de l’huile » (on comprend à ce stade du récit qu’il ne s’agit pas d’une métaphore mais d’une menace).

« Quand on garde la brebis du côté de l’Archat (qui est la montagne dans notre dos) il y a un hêtre formidable, tout seul sur la pente. C’est toujours sous celui-là qu’on va faire midi. Il ne s’agit pas d’être très malin pour entendre gronder l’eau. C’est sans cesse comme le bruit d’un gros vent. (..) Si vous vous appuyez au tronc du hêtre, (..), vous le sentez trembloter dans votre dos. Et si vous vous couchez dans l’herbe, la terre tremblote. Il y a là-dessous une de ces vastes salles et l’eau qui y tombe [..]
A ces endroits-là, on pourrait jouer sur le pays comme sur un tambour (..) »
Quand l’eau s’apprivoise, c’est par les fontaines mais « beaucoup ont des têtes, la bouche ouverte qui tient le canon dans leurs dents. [..] il y en a trois [des bassins] avec trois bornes de pierres triangulaires portant trois masques de visages d’hommes à trois yeux et qui jettent l’eau par leurs yeux. Cela veut sûrement dire quelque chose. »

Le visible procède de l’invisible, la géographie
 s’appuie sur le mythe.


Station 8.  L’instant du monde sur une carte
Dans ce pays, dans un pays, le temps ne s’étire pas toujours paresseusement ou mythiquement mais ménage parfois des accélérations, des suspensions dans la suite des jours. L’un de ces tourbillons est le jeu d’argent. Au cœur des bois, dans des auberges proches des fontaines d’eau huileuse,  de l ‘argent se joue la nuit. Par contraste avec le « sou est un sou » du travail de jour, la démesure du jeu de nuit n’est pas débauche mais autre manière de toucher la vie.

« Ceux qui sont sur les routes sont surtout maquignons, revendeurs, marchands d’onguents, flibustiers et compagnie, c’est-à-dire gens toujours décidés à s’en foutre jusque-là quand l’occasion s’en présente. D’une chose à l’autre on commença à jouer de l’argent et tout de suite gros jeu. Les fenêtres étaient trop rouges : les paysans ne purent pas résister, ils entrèrent. On jouait sur des tables de marbre et l’or tintait. A la fin, à l’Iverdine, les terres se sont redistribuées plus de cent fois ; les héritages sautaient de tête en tête, les fortunes claquaient d’une main dans l’autre comme des balles de balle au camp. Tu partais d’un chez-toi : tu revenais le matin faire sortir ta femme et tes enfants de lits qui ne leur appartenaient plus. [..]
Et ça tombait de là, et le roi de carreau te flanquait trois prairies en plus entre les pattes, et l’as de trèfle te construisait deux hangars, cinq étables, deux bergeries, te faisait rentrer des vaches, des brebis, des chevaux, des balles de foin à ne plus savoir où les fourrer.. (..)
Si tu avais un dix, l’autre avait un neuf ; si tu avais un neuf il avait un huit, toi sept, lui six ; tu aurais eu zéro, il aurait eu moins ; (..) même les « oh ! », même les gémissements ne te faisaient plus plaisir ; rien ; le maître ; tout ; je ne sais pas, moi ! Jésus-Christ, tiens si tu veux ! Enfin, à finir par le trouver amer. »

Il ne s’agit pas ici d’accumulation mais de dépense. On gagne pour remettre en jeu. Le jeu de carte est divination : quelque chose s’y exprime du lieu et du moment. La place dans le pays est soudain lisible, dans l’instant et non plus sur trois générations. 
Un peu plus loin, Giono décrit le saisissement métaphysique du joueur :

« Ce n’est pas respirer qu’on veut, c’est perdre le souffle. Respirer est nécessaire mais qui se distrairait à respirer ? Perdre le souffle remet tout en question ; il semble que la curiosité va enfin être satisfaite. (..) le vrai jeu c’est tout sur une carte. Le monde : on le connaît. Autre chose que le monde ? Il n’y a pas de chance qu’on l’ait jamais. A moins que la face d’une carte te l’apporte. (..) Là, tu as une chance d’être !
[..] Tu ne viens pas pour jouer : ça ne veut rien dire. Tu viens pour tout remettre en question. Autour de toi le pays tient son grand rôle ; tu lui répliques ; et pas dans ta barbe : dans ton grand rôle toi aussi. Es-tu obligé d’accepter la séparation du jour d’avec la nuit ? »

Processus énumératifs qui roulent les différences, chatoiement des identités, jusqu’au Roi de France et à Jésus-Christ. Dans la nuit du jeu, le Pays relance toutes les énigmes.
L’intérêt du jeu tient à ce qu’on y « perd le souffle » et qu’enfin apparaisse la vraie composition du monde.
Se distraire est sans intérêt, ni issue. Le jeu n’est plus distraction mais dévoilement.
On sait que Giono était placier. A la publication de Collines, il parcourait encore le pays et visitait les fermes pour placer des Bons, proposer des placements bancaires. Il savait d’où venait la richesse et ce qui s’accumulait derrière les murs. Sur la question de l’argent et de l’héritage on peut se fier à sa connaissance directe, celle qu’il évoquera plus tard à propos de l’affaire Dominici. Pour ma part, je m’y fie sans vérifications de greffier et j’aime à croire que ce qu’il décrit du jeu provient de récits de proches ou d’expériences vécues : la perte de souffle et le silence à quelque table d’arrière-salle.

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