5 novembre 2024

L'intérêt de la mixité, même en guerre

Alors que la guerre en Ukraine fait se lever une nation, des femmes intègrent des unités militaires.

Un récent reportage, Les sorcières de Boutcha, de Veronika Dorman, paru dans Libération du 26 septembre, raconte l'intégration de femmes dans une unité chargée de détruire les drones russes. Alternance de journées d'engagement et de vie civile, formation, veilles nocturnes, actions,  cette unité ukrainienne explore de nouvelles formes de management de ces recrutements.

L'un des plus notables tient dans le mode de formation et d'intégration. Un officier présente ainsi une spécificité de ces groupes : "Le commandement ne peut se faire en criant, en insultant ou avec des propos obscènes sinon elles le prennent mal et font la gueule. Sinon elles veulent bien faire et apprendre vite et ne se prennent pas pour des héros". Voilà un officier qui élargit son management et qui se trouve formé par ses recrues.

Ailleurs : unités mixtes combattantes de Tsahal

 

Il parlera sans doute différemment à ses jeunes engagés masculins qui ont quitté  boulot et famille pour participer à l'effort de la nation. 

La mixité fait avancer le monde. 

Libération 26 sept - les sorcières de Boutcha 


Trump, l’intelligence de la bêtise

 

Trump nous apparaît en Europe, surtout en France,  sous la figure du grotesque telle que commentée   par les spécialistes du politique et les progressistes. C’est à dire par les gens « éduqués », par les journalistes sérieux, par les responsables politiques.
L’américain présidentiable qui nous émerveille et nous effraie en tant qu'indice de la dégénérescence culturelle de l’Amérique.
Notre meilleur faire-valoir européen et humaniste. « Comment peut-il être aussi con ?» , aime-t-on se gausser.



Une connerie imparable

Mais (Donald) Trump n’est pas con du tout : Il est diaboliquement con. Son apparente bêtise puise sa dynamique dans le pulsionnel et va dans le sens d'un puissant impact relationnel.
Certes il n’est pas érudit, il confond probablement Corée du Nord et Venezuela mais ça n’a aucune importance : il « calcule » ses interlocuteurs en deux secondes, il calcule l’intérêt qu’il peut en tirer, structure des hiérarchies d’urgence et redessine le monde par des images rhétoriques. C’est extrêmement puissant et exprime la quintessence mythique du self made man qu’il n’est pourtant pas.
Le procès en incompétence , le démontage rationnel n’ont aucune prise sur lui, ou plutôt sur ses thuriféraires. Au contraire ces objections effarées renforcent sa vérité pulsionnelle. Il incarne la réalité vraie refoulée, le vrai que l’éducation, la conformité, l’humanisme et la démocratie ont tenu à distance.

Puissance du spontanéisme

S’il était minoritaire, on pourrait traiter ces divagations par le mépris ou l’indifférence mais comme cet ancrage pulsionnel rencontre, amplifie, se synchronise avec l’inquiétude populaire, il touche et convainct et séduit et résonne avec la moitié des américains. Deux visions et ressentis irrémédiablement distincts qui se sédimentent en États Désunis.
Ce qui nous fait rire ou nous épouvante : les chats mangés par les Haïtiens , les latinos violeurs, ses amitiés poutiniennes, son alliance avec l’Elon Musk lui aussi adulé/persiflé, la puissance du dollar, l’Amérique puissante , les combats de catch, tout cela renforce , agrège le peuple inquiet. Inquiet de la mondialisation, de l’inflation, des étrangers accapareurs de travail et de sécurité, des faits divers (sauf celui de se défendre , arme à la main).
Tout cela fait mouche et répond à la peur - archaïque autant que parfaitement contemporaine-  de l’autre.
Dans ce rapport de bloc à bloc, comme le vieil Ouest/Est , deux visions antagonistes s’affrontent, prétendant chacune à l’absolue légitimité : le rêve intégratif de l’utopie américaine , le rêve tout aussi américain de conquête par le colt.
Les histoires perso (papa, maman, le grivois.. ) que Trump met en avant ne sont pas ridicules , elles humanisent son profil et suscitent l’identification. Ses délires sécuritaires résonnent avec la peur archaïque d’un peuple local (assigné à sa terre) qui perd ses repères. Son racisme endémique se nourrit des incertitudes qu’introduit la mondialisation des réseaux de circulation et d’information. Sa vision des femmes, dans sa caricature même, rassure les différencialistes et attendrit les femmes Trumpistes  qui y pressentent l’enfant turbulent qu’il faudrait rassurer.
 

Comment faire ?

Parler du passé n’a aucun sens , c’est comme rappeler que Le Pen a torturé en Algérie. Le passé construit la statue, c’est au présent instantané que joue  l’espace politique aux temps immédiats des réseaux. Argumenter rationnellement c’est se tromper de terrain car la vérité Trumpienne se situe ailleurs, dans le ressenti émotionnel. Si le sentiment qu’elle déclenche est avéré (sa dimension pulsionnelle, archaïque,..) alors elle accède immédiatement au statut de vérité alternative.
Et le taxer de racisme n’empêche pas de marquer des points auprès de populations précarisées mais qui veulent préserver leurs petits avantages distinctifs chèrement obtenus.
Au-delà d’une nécessaire prise en compte des insécurités (et pas seulement « c’est pas bien d’être raciste » ou « le libre échange  est l’avenir radieux de l’économie ») restent deux attitudes communicationnelles :

- le ridiculiser , montrer sa ringardise , rire de ses outrances.
- le "bastonner" : injures, menaces de poursuites pénales , dans un règlement de comptes cow-boy, aux poings , au colt, se mordre dans la boue.

Le nouveau paradigme managérial, "you're fired"

Nous avons les mêmes à la maison France ; autant se préparer au vrai langage contemporain.
Les conséquences immédiates diffuses :
Nous ne parlons pas ici de politique mais de relation dans ce qui fait groupe (société, communauté, entreprise,..) c’est à dire de management.
Si les approches les plus opérationnelles contemporaines vont aujourd'hui dans le sens de l’intelligence collective , le système Trumpien (Bolsonaro, Orban, Poutine, etc) propose une toute autre voie : un système de représentation qui revient au charismatique, au providentiel et non pas à la participation collective.
Un puissant (viriliste bien sûr) qui produit un discours de vérité excluant débat et opposition. Un dégagisme ("you're fired") qui plaît aux Gilets Jaunes , des relations préférablement bilatérales au rythme imposé par le puissant. Une rapidité de décision et d’annonce qui impose un timing pseudo-réaliste au lieu des  lentes palabres du multilatéralisme.

L'effondrement impérial

Les risques de ce choix ? Le désastre fasciste à l’évidence.
De même que Hitler ou Poutine ont été élus, nous faisons advenir, en perte de conscience historique, des élus qui se désentraveront de la démocratie une fois élus et libèrent les forces les plus archaïques, celles du ressentiment, des exclusions et pour finir, de la ruine messianique.


2 octobre 2024

Everest, Inoxtag - Le temps retrouvé

Kaizen : Inoxtag a plié le game et on vous explique comment - Afffect Media
Pas à pas, la montagne va lui apprendre le vertigineux présent

 

Un petit mot  qui s'ajoute aux 35 millions de visionneurs du film d’Inoxtag en quinze jours. Ce jeune homme de 22 ans, assuré de son million de followers se fixe en 2020 un nouvel objectif de « ouf, frère, bro »  : grimper l’Everest dans un an.
Le récit-film qu’il en tire est passionnant : le jeune homme pressé, avec sa vie exténuée de malbouffe , de mal dormir, de mal vivre, d'instantanéité du temps s’engage à (essayer de) gravir la plus haute montagne émergée , l’icône des records : l’Everest.
Et, bien sûr, c'est très autocentré (c’est un youtuber) en go pro, en selfie, suivi par d’acrobatiques cadreurs et des drones asservis et il fait le récit, souvent en live, de ses efforts, préparations, enthousiasmes mais aussi de ses doutes, appréhensions et grandes peurs.
Et le voici, dans ce temps luxueux d’une année -une éternité au regard de ses journées de boulimie on line- écouter son corps, choisir des compagnons coachs , guides, sherpas. Il bascule peu à peu dans la transmission humaine, de main à main sur arrière plan de nature.
L’Everest qui n’était qu’une image (la très belle montagne du générique d'ouverture n’était pas l’Everest mais le Ama Dablam, un autre sommet népalais ) devient peu à peu une présence mythique qui s’approche, se dérobe et se concilie.

 

L'humilité et le respect de la montagne

Plus même que l'effort consenti , soudain le tempo s’étire : lent GR 20 des dénivelés radicaux, aubes glaciales des sommets alpins, longues marches d’approche himalayennes.
L’arrivée à Kathmandu avec ses vaches errantes, son trafic chaotique tout ça le ravit, en réaction live in the box.
Puis ce sont de longues marches, découvertes du haut pays, sourire, réserve, humilité des guides et sherpas. Doigts perdus, engelures et dizaine d'ascensions parce que c'est ainsi qu'on fait vivre sa famille.
Inoxtag descend sur terre en l’arpentant , en perdant du temps, celui de l'attente et des fenêtres météo, réduit presque complètement ses posts et messages. Et découvre la folie, le business des expéditions. Encombrements sur les cordes fixes, oxygène dopante qu’on se vole, montagnes de déchets.
Chaleur des rencontres dans les tentes , pisses nocturnes et diarrhées monstrueuses , Covid insidieux, personne n’échappe aux vicissitudes de l’altitude des confins.
Peu à peu , Inoxtag s’humanise, rit moins , devient chaleureux. Il comprend qu’il s’agit moins d’un exploit que d’une quête.
Il y a un pouvoir de la montagne : un des deniers espaces de liberté où la responsabilité peut devenir intime.
 

 Décider par soi-même

On y va, on n’y va pas ?
On peut, on ne peut pas?
La météo ouvre quelques portes mais au final c’est le grimpeur qui personnellement décide.
La plus belle réplique du film, celle du compagnon skieur, « arrête avec ta gorge, arrête de t’écouter. On va faire ce qu’on sait faire : avancer d’un pas puis l’autre. Et continuer. »
Immensités, verticales interminables et crevasses gigantesques. Avalanches et chutes de sérac aléatoires où chacun, expérimenté ou débutant est soumis au même sésame de la montagne. Présence de la mort, accidents et cadavres anciens.
Dans les épreuves, on se synchronise souvent avec des proches. Ils nous accompagnent dans les moments de dépassement et ils sont parfois destinataires de l’ordalie.
Inoxtag étant peut-être trop jeune pour impliquer ses enfants et un peu solo pour se raccorder à une âme soeur, celle des ultimes messages de Rob hall ou Scott Fisher lorsqu'ils approchent de leur fin perdus dans la zone des 8000, c’est pour lui une reconnexion à ses parents qui va se mythifier intimement au cours de sa quête.
Quête finit par la ferveur et le silence..

Bien sûr tout est critiquable et critiqué, relatif et ambigu, grassement produit mais le récit , la découverte des espaces et cultures du monde lointains, la question du risque ultime, la mutation du bonhomme sont indéniables et touchants. Le télescopage entre le virtuel et la réalité, entre l'ego et le collectif, entre l'hyper-individu et son environnement s'y manifestent.
Les drapeaux de prière qui apparaissent de plus en plus dans le cadre ont éclairé l’âme du youtuber.
Lha Gyal lo !

Sur Youtube : Kaizen, d'Inoxtag https://www.youtube.com/watch?v=wrFsapf0Enk



29 septembre 2024

Kill me, "le théatre de la vérité"

 

Il y a des moments dans une vie d’artiste ou de penseur où tout converge : une musique , un accident, une image, une détresse ou un chaos d’évènements qui nous occurrent, prennent sens dans une perspective parfaitement juste et ordonnée. 
Marina Otero est parvenue à ce moment "satorique" , qu'elle déploie dans "Kill me", sa plus récente création théatrale. Prise il y a trois ans dans une impasse existentielle dangereuse elle médite alors sur son passé, son enfance et sa passion amoureuse, ses recherches esthétiques et ce qui s'exprime de destinal politique dans une intimité, la sienne, vécue à l'os.

 
A la fin de la catharsis, l'autel-coeur souillé adoré consacré

Afin de mettre en scène cet inachevé des reconfigurations elle recrute à l'issue d'un casting de trajectoires réelles,  des danseuses et un danseur, exposées comme Marina Otero elle-même à l'étiquetage du DSM des troubles psychiques, diagnostiquées Borderline ou schizophréniques, en tout cas "mundia dysphoriques" à la manière de Paul B. Preciado. De longues conversations biographiques, un lent cotoiement collectif et l'invocation du risque dansé par la figure de Nijinsky foudroyé-crucifié par la folie. C'aurait pu être Nietzche mais Nijinsky dansait et Otero tient à ce que ça se voit au travers d'un corps qui maintient sa danse. Le vertige de chaque vie est ici exposé en lucidité et délicatesse dans une catharsis déchirante et drôle. Rien à cacher, tout est mis en scène et tous les protagonistes seront interchangeablement frontalement nus, à l'exception du Nijinsky d'accident, émouvant déchirant de justesse et d'incarnation.. Coudières et surtout genouillères puisque vivre passe par la chute dansée.

L’énigme du trouble mental

D'une part nous savons aujourd'hui que nous savons très peu du trouble mental, la plupart des psychiatres encore moins que les patients. D'où cela procède, vers où cela va, quel nom proposer à cette constante reconfiguration psychique des souffrants. Quelques médicaments font de l'effet et "contiennent" (lithium, celui de nos portables qui nous relient les uns aux autres, la morphine qui nous accable, les neuroleptiques qui nous maintiennent, etc)
D'autre part, cette extrême sensibilité qui convoque le monde dans l'intime se manifeste au travers du corps. Plaque sensible, paratonnerre, ce désordre psychique ouvre sur un possible théâtre de vérité. Au-delà d'un simple atelier thérapeutique, le travail sur le matériau biographique circulant dans le groupe, sur ce qui apparait des corps individuels sous l'appareil uniforme d'une nudité et d'une même perruque rousse, tout cela raconte ce qui menace et exulte dans une vie.


Les politiques, les destins, les figures héroïques (Marilyln, Nijinsky, Lady Di) , la pop et le baroque se manifestent dans les corps nus et les chorégraphies qui jouent des portés, des élévations ramenés sans cesse à la chute et des chutes qui s’effacent dans le relevé.
 
"Pire que la mort, il y aurait mourir dans la vie". 
Certaines œuvres, précisément parce qu'elles s'inspirent du désastre, aident à vivre.
 
Kill me, une oeuvre-performance donnée au Théâtre du Rond-Point, avec standing ovation finale
 


City of Darkness, une humble baston

 

Evidemment il s’agit de corrida, de combats contre la force brute, chorégraphiés et musicalisés. Pas de danseuses mais des malfrats parfois savoureusement efféminés.Il vaut mieux aimer la corrida pour entrer dans cette architecture fantasmée.

Toi qui entre ici, apprête toi à travailler

 

Au milieu du Hong Kong des années 80 déjà prodigieux de postmodernité : rues sur 3 niveaux, atterrissages en coeur de ville, activités grouillantes night and day.
Un réfugié boat-people, combattant honnête se fait arnaquer par un gang et se réfugie dans la citadelle de Kowloon , excroissance anarcho - favelesque, grosse verrue dans la modernité galopante.
La meilleure réplique postmoderne du film : le mafieux tend un papier photocopié à l’honnête travailleur en prétendant que ce sont les papiers pour lesquels il a payé d'avance :
« Tu voulais des faux papiers , eh bien tu en as »
Commencement de la corrida qui mène le pauvre taureau jusque dans la citadelle.
 Arrivé là, nouvelles bastons acrobatiques mais avec 3 thématiques passionnantes. Ce qu’il faut de combat et d’adrénaline pour nous faire passer trois leçons :
  1. Les anciens tiennent. Patrons respectés des jeunes modernes , dope et karaoke à tous les étages. Mais leur temps passe et la passation de pouvoir se pose managérialement : savoir éviter la guerre inutile, dominer ses émotions, s’en tenir à des principes éthiques. « C’est toi le patron , tu dois être indifférent aux émotions ». Aussi la question de la vengeance : la mémoire que conditionne la vengeance est vitale mais destructrice de futur. À quel moment le Passé doit-il rester passé ? Il faut un certain âge pour cette méditation et c’est le débat entre les trois vieux bandits.
  2. Le capitalisme (chinois ?) comme néant. Ce qui menace le plus fondamentalement cet ordre ancien est le capitalisme, le profit insensé au service de l’ego le plus enfantin. Le méchant aux super pouvoirs a le rire idiot et les fringues pseudo Versace d’un bandit de Brian de Palma. Ivre de sa puissance, piétinant les faibles, ne connaissant que le darwinisme le plus bestial. Il est le vulgaire moderne tandis que les vieux boss persistent dans la tradition.
  3. Tout travail est respectable et fonde la ruche de la communauté. Cette tradition ne leur est pas personnelle, ils la partagent avec une communauté, arbitrent les différents, écoutent les humbles et négocient avec les puissants. Le film consacre de nombreux moments incompréhensibles pour un non chinois à la culture la plus populaire, faite de recettes de street food, de bonbons pliés par des enfants. Chacun exerce un métier ou une activité dans cette ruche anarcho-solidaire. Toute activité y est digne , de la prostituée (positive tuée) au vendeur ambulant ou au barbier, jusqu’au mah-jong métaphysique des destins incertains. Chacun travaille et c’est la digne morale de la communauté. Aucune honte à être pauvre ou marginal ou bandit mais opprobre muette vers le prédateur glouton. 

    City of darkness, 2024, un film de Soi Cheang