Fatale valeur de Saul Fletcher
Un petit message pour François. Le pape de l’art. Fondation Pinault.
Valeurs modernes
Il se tient actuellement à Venise , pointe de la Dogana une exposition « Untitled 2020 ». Accrochage éparpillé, sans cartels car on est « moderne » et sans titre puisque l’époque est confuse. Confuse mais sur-moderne et débordante de valeurs bien sûr. Moderne, entre jeunes : Giacometti ? ah surtout pas s’exclame-t-on dans le catalogue... Et avec des valeurs : le sexe, la mort, l’engagement, le cri, etc, qui constituent le chapitrage de l’exposition. Mais soyons sérieux : la valeur première est spéculative et ça marche : Pinault est un roi et exposer dans ses réseaux, c’est immédiatement plus-valuable.
Seulement voilà il arrive que le réel vivant dérègle le système. Saul Fletcher, l’un des artistes de l’exposition, a commis l’irréparable : il a assassiné sa compagne Rebecca Blum, curatrice de renom, puis s’est suicidé. Pas raté comme la plupart des pervers mais vraiment mort, de tristesse, de honte et de désespoir. Cela relèverait de l’intime si l’époque n’était si attentive aux figures du Mal.
Presque immédiatement la mention suivante est apparue sur le site internet de l’exposition : « L’artiste Saul Fletcher ayant assassiné Rebecca Blum en juillet 2020, et en solidarité avec les femmes victimes de violence, Palazzo Grassi Punta de la Dogana a décidé de retirer son œuvre de l’exposition ».
On l’a donc coopté, retenu, exposé, montré à la Biennale avec son copain Brad Pitt (formidable dans le dernier Tarantino en cascadeur craquant, vaguement suspecté d’avoir accidentellement tué sa femme), puis donc sujet à discussion (Qui signe ? Quels artistes ? Quel patron ?) sur le thème des valeurs et finalement éjecté de la représentation.
C’est là que cela m’intéresse : l’éjection publique sur la place virtuelle.
L’éxécution, combien ça coûte ?
Immédiatement j’ai filé à l’expo, grâce au ticket conjugué avec la magnifique exposition Cartier-Bresson au Palazzo Grassi (5 commissaires avec 5 scénographies-sélections différentes à partir du même fonds commun de 381 photos – passionnant, à tirer des larmes parfois et avec le commentaire éclairant élégant de Wim Wenders).
Qu’y voyons-nous de cette éjection ? Dans quel, chapitre était-il retenu ?
Sur les lieux de l’art Untitled, pas de mur avec une marque blanche signalant en grand cartel l’indignité de l’artiste.
En librairie, pas de retirage du catalogue ni même d’addendum inséré qui préciserait la page à abstraire.. La voici reproduite, telle que consultée sur place.
Juste du virtuel qui ne coute rien et laisse continuer le spectacle.
La vraie question qui reste : que faire de l’œuvre réelle ? Ce tableau, qui s’intitule justement «Don’t let the darkness eat you up » que je traduirais par « Ne laissons pas les ténèbres t’avaler » , qui donc a un titre dans l’expo Untitled II et qui annonce son combat, ce tableau où est-il ?
Car le geste fatal par lequel Saul Fletcher a assassiné sa compagne Rebecca Blum , curatrice d’art et figure accomplie, bienveillante du Berlin artistique , va évidemment donner de la valeur (money) à cette œuvre ultime et programmatique.
L’authentique posture éthique ici, c’est d’annoncer que cette œuvre sera cédée à qui s’en porte acquéreur et que la plus-value sera versée à une association de protection des femmes maltraitées. Ou qu’elle soit brulée sur le quai-bûcher de la Dogana et parte en pure perte fumée ? A suivre….