30 octobre 2013

55ème Biennale d'art contemporain (Il palazzo enciclopedico)

Dernières lueurs encyclopédiques, le recours anthropologique
Bien sûr c'est parfois légère écume et, débarquant de leur gondole, un Tintoret ou un Carpaccio seraient probablement décontenancés par quelques gribouillis mais heureusement ça n'arrivera pas. Enciclopedico, dans toutes les langues (hormis arabe, hébreu, japonais, chinois mais ils comprennent).
Cette année le thème de la Biennale est "Il palazzo enciclopedico" (dénomination justement exhaustivement compréhensible dans toutes les langues occidentales) et c'est une question passionnante et nécessaire : une tentative de repérer cette inspiration dans les systèmes de connaissance et de représentation dans le temps même où Google se propose comme cerveau du monde.
Rapidement, très rapidement et injustement, j'avancerai que dans toutes ces propositions, celles en tout cas qui se sont vraiment affrontées à la question, deux types de perspective apparaissent :
- celles d'une ontologie essentielle et mystérieuse (au sens d’un rituel) de la nature,
- et celles d'un effort vain, éprouvant et humble de constituer de la connaissance au travers de communautés de projet.
Mettons de côté les expériences concrètes de totaliser la connaissance : au mieux, c'est daté, Pic de la Mirandole, Leopardi ( d'un temps où le savoir paraissait unitaire et totalisable). Jung et Steiner qui
ouvrent le pavillon italien sont les dernières tentatives esthétiquement brillantes d'y croire encore. Ceux qui y croient vraiment débarquent plutôt de l'asile, cette croyance ne les ayant pas aidé à rester dans le monde de l'échange : propos fascinants, colorés mais voués au désastre.

La perspective naturo-animiste.
Dans la continuité de Penone ou Goldworthy, des artistes écoutent la nature sur le mode chamanique. Contemplativement pour Berlinde de Bruyckere (pavillon belge), il s'agit de réincarner littéralement l'arbre déchu, roulé par le temps et de le reconstituer par de pauvres ligatures dans un dialogue revendiqué avec J-M Coetzee qui témoigne pour la persistance impresciptible de toute forme vivante. Dans une demi-pénombre, un arbre (un analogon d'arbre recueilli à la cire), aux moignons emmaillotés qui le prolongent en genre de calmar géant échoué, est restitué dans sa présence ancienne : ça a vécu, ça a roulé, ça a connu... Ça demande soin et respect.

Moins contemplatif (confrontant) mais toujours initié par la nature, Antti Laitinen (pavillon finlandais) en ses combats de Sisyphe autiste, entreprend de se créer une île personnelle (It’s my Island, 2007) moins en titre de propriété que pour rajouter effectivement au monde, au prix d'un effort démesuré qui engage pénitence, musculature, obstination ironique et conquête humaine. Une île est née, qui rajoute au monde, par la volonté d'un rêve d'artiste. Le même Antti, en satané encyclopédiste, choisit de restituer toute la matière d'une surface boisée de 100 m2 et profonde de 50 cm. Il passe des mois à la tronçonner, la ratiboiser, la détruire donc puis en répartit les composants dans son vaste hangar de fortune, avec ses outils de tri bricolés, en claires catégories distinctes de matière (couleur, densité, genre végétal , etc ). Au final, réparti en surfaces rectangulaires homothétiques aux volumes initiaux ( mousses, troncs, ramures, terres, etc ) cela donne un tableau de casiers mathématiquement organisés. L'encyclopédie exhaustive d'une parcelle de réel à été accomplie, par volonté stupide et efficiente de l'artiste. Quelque chose se tient là, qui n'est plus vraiment la vie mais témoigne de sa profusion et de son dessein mathématique. Qui serait à la parcelle forestière cet analogon des espèces animales qu'offrent les zoos pour notre savant agrément.

La communauté comme condition de l’encyclopédie
L'autre tendance passionnante tient dans la reconstitution du monde par le recours à des communautés ponctuelles. Ici une remarque, qui justifie en fait tout mon commentaire : ce serait sérieusement (encyclopédiquement) à vérifier mais quasiment la moitié des présentations par les commissaires (curators) spécifient que l'artiste participe d'une anthropologie du monde. Il n'est pas mentionné (jamais) d'une économie, d'une sociologie, d'une politique mais essentiellement d'une anthropologie : l'artiste en anthropologue préoccupé de reconstituer le monde et l'humain qui va avec. Effectivement, dans la confusion et l’extrême sollicitation des formes, l’anthropologie est la discipline radicalement contemporaine, d’autant que ses formulations sont lisibles et appropriables par chacun.

Au débouché du tunnel Israël - Venise / Gilad Ratman
Japonais, Israéliens, Russes, à leur manière supposent l’instauration d’une communauté pour entreprendre humblement ou/et dramatiquement la possibilité d’un lieu partagé.
Entraide, faire l’expérience du précaire (échanger à propos de son nom, en partageant des rations de survie pour réfugiés nucléaires-tsunami), faire irruption (péter la dalle) dans le pavillon israélien de Venise par des souterrains trouvant leur origine dans les lisières de cités qu’on imagine israéliennes (ou palestiniennes ?). Emerger semi-clandestinement dans la galerie puis en une sorte de catharsis démiurgique, faire entendre la bouche d’ombre, la folie noire des têtes grotesques qui auto-portraitisent ceux de l’équipée sauvage.
Chez les russes, les artistes déploient un système théatral d’influences auquel participe le public, par déambulation ou collaboration. Danaë, pluie d’or, 200 000 pièces sont répandues, projetées en pluie depuis une machine stupidement capitalistique (accumulation et circulation) qui fait tourner la nouvelle devise. Mais de la pluie à la machine, c’est le public qui alimente le circuit, en récupérant les pièces sous la pluie d’or et en les amenant au seau qu’un des deux artistes (costume noir, silencieux, mafio-nouveau riche...) remontera à l'étage au travers du plafond pour le reverser dans le cycle machinique. Pas n’importe quel public car cette opération est réservée par l’artiste aux femmes de plus de 18 ans. Sont-elles pures ou cupides ? En tout cas, heureusement accompagné, j’ai du supplier ma compagne d’aller remplir ce seau afin de soustraire (pour moi, car son âme est pure) à la circulation (c’est-à-dire collectionner) quelques pièces. La devise est parfaite, le plus réussi d’une installation plaisante mais vaguement Disney : In art we trust, devise à laquelle l’anthropologue aujourd’hui souscrit à Venise.
 Apparition remarquée des chinois : non seulement dans les gondoles mais aussi en tête de pont de la puissance pop-mandarine. Les photos de Wang Qingsong, au piqué diaboliquement Curskyien, détaillant ironiquement l’inhumaine sommation de connaissance qui surplombe étudiants et chercheurs.
Une autre de ses photos expose sur le mode post-catastrophique des éclopés bien esquintés, rescapés d’un accident, vaguement pansés, à grand peine perfusés, parfois écorchés, dépareillés en attente de greffe sommaire. Hébétés de la catastrophe encyclopédique, cette foule présente la particularité géo-politique d’être uniquement composée d’occidentaux...
Comme le rappellent à peu près tous les curateurs chinois en leurs cartels d’accompagnement de ces choix de Biennale : « par ces œuvres, la Chine montre au monde qu’elle est capable de …. »
L’art est la mesure de toute chose, l’anthropologie la situe dans son système, parfaitement humainement encyclopédique.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Merci pour votre commentaire !