Les âges de l’éthique, Tony Montana et GTA V

Si durant la journée, je développe mes séminaires d’automne sur l’éthique, il m’arrive aussi le soir de jouer, de rencontrer du monde et d’en tirer en ces occasions de nouveaux enseignements.

Tony Montana, une référence générationnelle

Jouant à Time’s up, un jeu où il s’agit que des équipiers fassent trouver à leur partenaire un nom de personnage, fictif ou réel, j’ai encore une fois constaté l’écart générationnel des évidences culturelles. Souvent apparu dans les ateliers créatifs (projectifs sur l’image de soi) de communication en grandes écoles, là encore, dans ce petit jeu de soirée, un nom était partagé par ce couple de jeunes joueurs (21 ans) comme une évidence : Tony Montana. Héros de Scarface, le film de Brian de Palma - l’ascension et la dégringolade de Tony Montana - a été vu et revu en DVD (pas au cinéma), par de nombreux jeunes gens. S’il n’est un guide-modèle que dans des recoins de cité, ce personnage n’en est cependant pas moins une référence pour une génération.

Grand Thief Auto V, transgression morale qui pèse ses milliards de dollars

La musique de ce film est aujourd’hui reprise dans la nouvelle édition de Grand Thief Auto, le jeu aux colossales ventes et rentabilités (le budget dépasse celui du film Avatar et son chiffre d’affaires annuel était prévu dépasser le milliard de dollars mais a réalisé 800000 dollars dès le premier jour ...) et à l’éthique pas tout à fait irréprochable : il s’agit d'arracher des véhicules à leurs conducteurs, en roulant le plus vite possible pour accomplir des missions pour le compte d’une mafia tentaculaire. Le jeu se déroule dans une cité virtuelle décalquée sur Los Angeles (oui, ça se passe dans la Cité des Anges) et dont la précision exploratoire est inépuisable à l’échelle d’un joueur individuel : modèles de véhicules, musiques des chaînes de radio écoutées dans les véhicules volés, dynamique des musculatures (de ce point de vue, il est « amusant », si les joueurs sont plus petits que vous, de leur rappeler physiquement, en les tapant, ce que cela fait d’écraser un passant, cogner un conducteur ou passer à travers un pare-brise), étendue hyperréaliste du territoire.

Maintenir une éthique réelle sur fond d’immoralité virtuelle ?
Tony Montana, Grand Thief Auto, évidences ludiques que des quinquagénaires ne connaissent pas ou même méprisent. Alors qu’il s’y joue de fait un questionnement sur ce qui fait Loi, sur ce qu’est un destin et une éthique personnelle. « Ces mains sont faites pour gagner de l’or et elles sont plongées dans la merde » est une phrase-culte prononcée par Al Pacino (Tony) alors qu’immigré cubain il travaille encore sagement dans un camion-pizza. Avoir 20 ans c’est toujours et encore s’interroger sur qui on est et ce que nous ferons de l’avenir (pas ce qu’il fera de nous) alors qu’en ce XXIeme siècle toutes les images et tous les possibles ont été proposés (représentés-évoqués) à ces jeunes gens. Cet écart entre l’interrogation intime et l’aisance « représentationnelle » génère une tension anxiogène que ce type de projection virtuelle travaille, pour le meilleur et pour le pire. L’ironie est évidente et le jeu virtuel, projectif puissant levier, comme si la jeune génération était capable de jouer avec, de considérer tous les possibles (elle connaît l’inépuisabilité des scénarios de vie) mais en se référant au moment d’un choix réel à un espace beaucoup plus raisonnable, dans lequel on ne renoncerait cependant pas tout à fait à construire un destin authentiquement éthique (espérer se réaliser conformément à ses valeurs). Bien sûr, dans le territoires perdus de la raison sociale, il est possible que ces GTA et Scarface entretiennent déjà de véritables emprises fantasmatiques mais c’est probablement une part toute minoritaire de ces millions d’usagers, à la fois intégrés et virtuellement transgressifs, qui éprouvent, aux manettes, ce que serait, pour jouer, une autonomie pulsionnelle...
Une autre fois, je parlerai des nouvelles religions à venir, conformes à ce nouvel état anthropologique du monde…