14 décembre 2010

Césarienne industrielle, une rupture anthropologique

Dans un proche avenir les petits humains occidentaux naîtront le mardi ou le mercredi matin, à l’heure où toutes les équipes médicales sont à pied d’œuvre et les jours où la continuité de soins est la mieux garantie. Après les week-ends prolongés, mais assez tôt dans la semaine pour assurer les soins post-opératoires ou traiter d’éventuelles complications.
Sur le mode d’une évidence qui ne se discute pas, un « allant de soi », les protocoles de la naissance dans les sociétés industrielles organisent souterrainement une nouvelle anthropologie de la naissance : un système de croyances et de modalités par lesquelles le petit humain vient au monde, ou plutôt par lesquelles on l’amène au monde.
Sans qu’aucun comité, donneur d’ordre ou autorité morale ou religieuse ne l’ait décidé ou recommandé, une conjonction de pratiques, d’attitudes, de représentations du corps, d’apprivoisement du sauvage, installe une véritable industrialisation de la naissance dont la césarienne de confort est le vecteur principal (pour l’instant).
Dans un livre remarquable, Michel Odent, longtemps obstétricien réputé de la maternité de Pithiviers, ayant lui-même pratiqué des centaines de césariennes de sauvetage mais ayant œuvré avec les équipes dans le sens d’une naissance physiologique, met en perspective les données éparses à travers le monde qui témoignent de la médicalisation de la naissance vers la césarienne et l’accouchement déclenché.

Une intervention de sauvegarde irremplacable
La césarienne a d’abord été une intervention de sauvegarde de la mère et de l’enfant qui a joué un rôle révolutionnaire dans la périnatalité depuis les années 60, en rendant viables des situations de naissance très risquées (cordon, prolapsus, etc..). Cette technique très ancienne, a depuis connu des évolutions successives, qui, pour simplifier, permettent aujourd’hui dans ses élaborations les plus sophistiquées, de donner le jour à l’enfant en très peu de temps (environ 3 minutes), sans qu’il soit touché par des produits anesthésiques précisément dosés et administrés (ce qui permet même une présentation à la mère), et en laissant sur le corps de la mère une cicatrice à peine visible et un utérus gardant sa souplesse naturelle.
L’évolution de la technique la rend donc remarquablement sécure dans un environnement médical moderne.

L'abandon du physiologique 
Dans le même temps, les processus psycho-physiologiques de la naissance sont de plus en plus méconnus dans la pratique hospitalière occidentale mais également dans les pays émergents qui « oublient » ou méprisent les savoirs traditionnels (plantes, accompagnement par des femmes expérimentées, postures sauvages, pénombre, etc.). La naissance est souvent contrariée par une impréparation physique, une ambiance stressante (lumière, bruit, position couchée d’assujettissement, présence intrusive de caméras, appareillages de contrôle constant,..), d’où le cercle vicieux d’une perturbation du processus physiologique qui, s’il dure trop longtemps ou devient trop douloureux déclenche le recours croissant à la césarienne. Celle-ci, en réponse à des situations dont certaines sont crées (en toute bonne foi) par le système médical, apparaît ainsi comme une garantie face à l’incertitude, aux aléas inhérents à toute naissance.

La conjugaison du risque, du pouvoir et du business
La connaissance statistique des accouchements et la pathologisation (l’obsession du risque) qui s’en ensuit soulève de multiples interrogations :
Qui peut assurer aujourd’hui à une femme qu’elle ne souffrira pas, qu’elle ne subira pas de déchirure du périnée, que l’enfant ne connaîtra aucune souffrance fœtale, que l’accouchement sera rapide, que dans les années qui suivent aucun problème d’incontinence ne s’ensuivra ?
Toutes ces questions dont la plupart dépendent en fait d’une préparation physiologique et d'un déroulement respecté, se conjuguent avec la judiciarisation croissante des relations soignant/soigné (redoublée à présent par des primes d’assurance exhorbitantes pour les obstétriciens afin de garantir leurs actes sur une période de 21 ans), la consumiérisation de l’acte de naissance (« réussir son bébé », au moment décidé par le couple), la distance avec le vécu corporel et les représentations d’un corps performant.
L’exemple des décisions de plus en plus fréquentes aux Etats-Unis ou au Brésil de recourir à une césarienne pour pallier à des troubles périnéaux (générateurs de douleurs ou d’incontinence..) dont la réalité statistique est à présent objectivée illustre ce recours à césarienne comme (prétendue) garantie de l’intégrité corporelle.
En conséquence apparaît une solidarité implicite des protagonistes : une rationalisation de l’accouchement par césarienne qui sert l’organisation administrative, une garantie apparente de préservation d e l’intégrité corporelle , une technicité qui restitue au médecin l’autorité que l’accouchement « naturel », par « voie basse », transférait aux sages-femmes.

On connaît ainsi aujourd’hui des taux stupéfiants de césarienne : 80% à Sao-Paulo, à Taiwan, dans les mégalopoles d’Inde ou les grandes villes chinoises (en moyenne, supérieurs à 50% en Chine et en Inde). Aux Etats-Unis ou en Europe latine, l’évolution est rapide : de 10% en 1995 à 27 % en 2004. Dans les grandes villes industrielles du Tiers-Monde, la césarienne est un signe d’aisance sociale (au Maroc aujourd’hui elle connaît une progression foudroyante parmi les jeunes femmes urbaines professionnelles, conjonction d’une émancipation de la tradition corporelle, d’une fascination pour le médical, d’une consommation de la technique, d’une non-préparation physique).
L'une des dernières études statistiques de la DREE fait apparaître une évolution rapide ne France : le taux de césarienne, qui était de 15,9 % en 1994 est passé en 2003 à 20 %. Une première naissance sur quatre  recourt à la césarienne, sachant qu'une première césarienne entraîne 50 % de césarienne par la suite. L'OMS évaluait en 2004 à 15 % le seuil maximal de la césarienne de nécessité. Enfin, sachant que les Maternités sont aujourd'hui rationnellement distribuées dans le territoire, il n'est pas anodin de constater que, en cas de complication, une Maternité de niveau 1 (celles de proximité pour les grossesses courantes) recourt immédiatement  à une césarienne afin de se prémunir d'éventuelles poursuites alors que dans des maternités plus préparées aux risques, il faut en règle générale la conjugaison de deux anomalies pour déclencher le recours à la césarienne d'urgence.  


Ce qui se "perd" dans la césarienne 
Si la césarienne, dans de multiples cas, est une technique précieuse et irremplaçable (décollement placentaire, maladie, etc..), son extension normative pose de nombreux problèmes. Dans le cas de césariennes lors d’accouchements déclenchés avant « travail », la libération incroyablement réglée des hormones (chez la mère, chez l’enfant), le massage stimulant réalisé par le muscle utérin, le lien mère-enfant mais aussi l’arrivée dans ce que Michel Odent rappelle être un monde de microbes ne peuvent donc être complètement parcourus. La césarienne transfère l’enfant du milieu stérile de l’utérus au milieu stérile de la chambre d’accueil avec contact ensuite avec les microbes de l’équipe plutôt qu’avec les « bons microbes » immunogènes de la mère (notamment en raison de l’emplacement naturel de la vulve chez les mammifères.)

Un nouvel âge
On passe donc progressivement dans les représentations et protocoles (mais rapidement dans les statistiques) d’une situation dans laquelle la mère et l’enfant pouvaient être sauvés par la « césarienne médicale » avec des conséquences mineures au regard des risques majeurs avérés à une « césarienne de confort », « césarienne industrielle » (bientôt avec ses classements de cliniques) qui devient une norme technique, sociale et culturelle négligeant la dimension intimement physiologique (et culturalisée) du processus de la mise au monde.
Une des dernières frontières anthropologiques avec lesquelles nous continuions de jouer indécidablement, entre l’intime et le social, entre le pathologique et le sain, entre le naturel et le technique, etc., est en train de se redéfinir radicalement sans que personne n’y trouve à redire.
Or cette situation est d’autant plus délicate que si ce processus s’installe massivement, il sera difficile de préserver des naissances naturelles, de moins en moins de femmes les ayant éprouvé par elles-mêmes et pouvant les transmettre. Il est par ailleurs significatif que les enquêtes auprès de femmes médecins obstétriciennes fassent apparaître une majorité de souhaits de recourir pour elles-mêmes à une césarienne.
Si la mise au monde est un premier acte destinal, une inscription dans l’humain, passer de l’aléas, du singulier, de l’alchimie des échanges au prévisible, au protocole, au dosage installe un destin « fabriqué », « industrialisé ».
Si penser ce que l’on vit est toujours salutaire, redresser cette évolution (vers une science qui facilite la singularité de chaque naissance, lui préservant son caractère initiatique de rendez-vous avec soi-même et d’épreuve de la vérité du monde) est peut-être déjà perdu.
Ce débat engage en effet la pratique obstétricale en lui demandant plus de retenue, il suppose d’approfondir la recherche sur le processus physiologique de la naissance et des pratiques qui la respectent, avec les formations de sages-femmes ou d’assistantes qui s’ensuivent mais aussi amène les futurs parents à s’interroger et vivre par eux-mêmes un processus dont la césarienne prétend les délivrer.

La naissance "hors-sol"
Ce débat, qui n’a pas lieu aujourd’hui, n’est pas indifférent car la même conjonction s’observera dans peu de temps autour de la naissance décorporéisée, la naissance « hors-corps ».
Que pourra-t-on opposer à la proposition mythique de « libérer les femmes du fardeau de la grossesse » ?
Le marché (car c’est un business florissant, à Sao-paulo, à Rabat, à Tokyo, à Los Angeles), la représentation des corps émancipés (de la Californie hédoniste à la Chine productiviste), l’exacerbation individualiste (réaliser simultanément tous les possibles) et le fantasme de toute puissance techno-scientifique, tout nous poussera alors vers la naissance hyper-industrielle.
Cela concerne quiconque est engagé dans le processus de naissance (en gros, chacun d’entre les vivants) et il est temps de soumettre cette réalité diffuse à notre responsabilité personnelle.

Référence du livre de Michel Odent : "Césariennes : questions, effets, enjeux", Ed. Le Souffle d'Or, 2007.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Merci pour votre commentaire !