13 novembre 2011

Décrire le territoire. La leçon de Giono II

Ce blog est une manière de payer ma dette aux artistes, aux penseurs qui, l’air de rien, préfigurent des compréhensions contemporaines. Jean Giono est l’un des plus manifestes de ces passeurs et les personnages de Panturle ou ceux de Baumugnes constituent dans ma pratique de coaching un repère Palo Giono qui vaut largement son Palo Alto. Dans les méthodologies d’intervention, qui débutent toujours par un « décrire », Giono donne une autre leçon passionnante dans « Monologue », une nouvelle très peu commentée du recueil Faust au village. Ce texte décrit étape par étape, station par station s’il s’agissait d’un chemin initiatique, comment le territoire joue un rôle dans la vie des humains, en ce sens qu’il est leur cadre métaphysique, mythique, environnemental mais également le lieu de mémoire dans lequel basculent les générations. Le territoire dit la voix des ancêtres, nous éclaire Giono l’abo.
Cela vaut pour tout environnement et je propose que ce texte figure dans la formation de tout métier d’intervention (développement, accompagnement, communication, médiation...).

Station 3. Les arbres, l’eau sont thèmes de changement
« Dans la brume il y a des sortes de miroirs aux alouettes qui donnent des petits coups de reflets : ce sont des bouleaux. Généralement ils entourent une fontaine. [..] . Et enfin la capitale des bouleaux – ce qui là-bas au fond éblouit parfois comme un coup de phare- c’est autour de l’étang de Roumanche qu’elle se trouve avec ses dômes, ses terrasses, ses tours dorées, ses ruelles, ses boulevards dorés, ses colonnes couvertes en peau de cheval pie, ses écorces soignées, poncées, poudrées, fardées, fines comme de la soie, ses balancements de palmes, ses déhanchements de jeunesse qui danse, ce bruissement de jupes de faille, son papillonnement de lumière. »
Le pays est mobile, les bouleaux autour de fontaine, esquissent des mirages dansants. Sensualité féminine bruissante et dangereuse car près de l’eau  les gens peuvent perdre l’esprit.
« Dans la saison un peu fiévreuse où nous sommes, cet étang très opulent, silencieux, avec toutes ces allées obscures qui aboutissent à lui nous effraie un peu. Il est comme une salle de jeu (j’aperçois au-dessus du feuillage roux des grands sycomores de la combe de l’Iverdine la toiture d’ardoise de cette auberge des champs où dans l’arrière-salle, on joue de l’argent. [..]. »
Cet étang nous fait l’effet d’un endroit où , pour un peu d’imprudence, si on se laisse aller dans une sorte de douceur, on peut très facilement faire banque, faire banqueroute, tout perdre, sortir de là nu et cru. »
Par glissements et recouvrements, Giono associe au profond du bucolique, un danger tangible,
matériel mais en même temps métaphysique, primordial (eau, nuit, nu, cru).
Les bouleaux attirent par leur chatoiement, l’eau inquiète, la raison se perd, avec l’argent.


Station 4. Du commerce de mots, dans les bois
Shatz, un tchèque réfugié, ancien ouvrier d’une petite mine, tient un magasin d’horlogerie dans les bois, mais il parle. 
« Shatz a installé un magasin d’horlogerie en plein bois, à un carrefour de routes. On s’est dit : « il est fou ! » Nous avons une grand-route qui vient de très loin et qui va très loin. ; elle arrive chez nous par un col et s’en va de chez nous par un autre col très haut d’où elle tombe en plein dans le sud, le midi, le soleil. Pendant qu’elle monte au col, la route qui vient d’ici même et va au canton la coupe à angle droit. C’est dans un de ces angles que Shatz a fait construire une petite  maison avec deux belles vitrines. (..).
A notre avis, installer ce magasin d’horlogerie en plein bois c’était une mauvaise idée, même une couennerie. Pas du tout. Ça marche. Il y a deux virages très secs avant le croisement et ça monte. Les autos, les camions, les cars vont lentement. Tout le monde est si surpris par ces vitrines à et endroit-là qu’on en reste bouche bée. Souvent  les types, d’instinct, se rangent, freinent et s’arrêtent. Ils entrent pour tout demander, sauf des montres, mais finalement, assez souvent ils achètent des montres. (..) Nous, quand on va au canton, on s’arrête aussi. Il est très rigolo. Il s’est présenté à à tout le monde. Il venait à votre rencontre en souriant, il claquait des talons, faisait une courbette et disait : Shatz ! » Au début , on ne savait pas ce que ça voulait dire, on se regardait mi-figue mi-raisin, puis on a compris et on a dit : « ah, c’est ça ! «  Alors Shatz ! - Bienaimé Lavaur, Shatz ! - Antonin Valigrane, Shatz ! – Hyppolyte Rayaud, Shatz ! – Saturnin Pical, Shatz ! – (...)
Shatz essaie de fricoter avec la petite Piloute, mais il la courtise avec trop de salamalecs, elle s’y perd. Ne nous en faisons pas, elle finira par s’y retrouver. (..)  «

L’étranger fait parler. Échange de mots, échanges de noms. Les noms des gens du pays, les coordonnées des routes, celles qui traversent et ouvrent sur le monde et celles de l’entre-soi, sont rendus perceptibles, explicites par la rencontre avec l’étranger. Dans ce pays , c’est lui qui fait se déterminer. Le pays n’est pas étranger au monde, l’histoire y fait sa place et pousse à la nomination. Cette suite de noms singuliers, bien d’ici, sonne comme une présentation du pays. Et ce Shatz installe ce qui manquait au Dit du  pays, une horlogerie, un marquage du temps.


Station 5. Profusion vitale qui est le décor oppressant des habitants du pays
« Ce coin est très agréable à regarder. En plus de ce feu d’artifice des bouleaux et de l’eau, il y a au-dessus, dans la pente, des bois d’yeuses très sombres. Ce sont des arbres qui sont presque étrangers au pays. A dix kilomètres d’ici, il n’y en a plus. Nos vrais arbres sont le hêtre, le chêne, le peuplier, le frêne, le sycomore, l’alisier, l’érable, ; puis dans nos jardins, le poirier, le noyer, le prunier, le cerisier, le tilleul ; au bord  de nos chemins, les buis, les églantiers, surtout les buis qui deviennent de vrais arbres de trois ou quatre mètres de haut, puis en montant dans la montagne, à une demie-heure d’ici, on a des sapins et des mélèzes, des forêts extrêmement noires ; de la mousse épaisse, des cascades d’eau froide, des pins alpestres toiturés de vent, penchés au bord de pâturages vermeils. »
Cette énumération, cette profusion prolonge et répond à celle des noms. Ces arbres, ces espèces poussent continûment , singuliers et différents. Chaque espace a ses habitants, c’est le discours de la nature, le dit inhumain du paysage. Pas comme décor mais comme parole.

Mais cette nature n’est pas bucolique, pas étrangère aux humains. Au contraire, elle est littéralement leur cadre, comme le passage qui vient l’éclairer, quelques lignes plus loin :
« Pour en revenir aux yeuses, c’est un arbre qui n’a pas son pareil pour servir de cadre. Parfois vous vous en allez du côté du vallon de l’Iverdine, soit que vous ayez à y faire, soit que vous vous soyez dit « allons faire un tour de ce côté mais je n’entrerai pas »  Et vous suivez le chemin forestier. L’yeuse ne perd jamais ses feuilles qui sont noires et luisantes et entre les feuillages, vous voyez tout d’un coup un coin de champ. Jamais vous ne verrez la couleur du champ comme quand vous le regarderez dans le cadre des yeuses. C’est un champ : on en voit mille. C’est, admettons parce que ça m’est arrivé, un endroit où on a ramassé des pommes de terre. Il y a quatre ou cinq femmes penchées sur les sillons.
Vous n’avez jamais vu un champ pareil. Ça vient de ce qu’on le voit à travers des feuillages noirs. Les cotillons des femmes, il y a en a une qui les a d’un rouge vif et l’autre qui se tient droite est entièrement enveloppée d’un sarrau d’un bleu de charrette neuve. Puis cette femme-là se baisse ; c’est est une autre qui se dresse et on n’a jamais vu de cheveux plus beaux que ces blonds-là mis en pleine lumière. Or ce n’est jamais que  la Catherine Picolet et, si on ne regardait pas ses cheveux d’entre les feuillages noir des yeuses, on n’y ferait même pas attention. Telles qu’elle sont là, dans ce champ de velours, ayant derrière elles un coin de verger, ce rouge, ce bleu, ce blond, c’est très agréable à regarder. »
La nature est le cadre de l’humain (culture des champs, culture des parures). Le narrateur nous invite à regarder différemment, à la manière d’un faune qui découvrirait des nymphes à la fontaine. Nous sommes côté bois et c’est un peu inquiétant.

Station 6. Le travail des mains, entre création prière et exploitation
A propos d’un bassin (que « je » regarde, « nous » y avons tous défilé, « on était là comme ..)  Giono décrit ce qu’il a fallu de savoir-faire et de circonstance pour produire ce bassin qui,           « même sec, donnait du plaisir ».
« On était là comme des poules qui ont trouvé un couteau. C’est un milanais qui a fait ça. Un type gentil. Souvent pompette et alors il est agaçant, il pleurniche et il est tendre ; il vous met un bras sur l’épaule [..] Il est ici en fraude ; il n’a pas de papiers, ni carte d’identité ni rien. Il voudrait faire venir ici sa femme et ses enfants : il en a deux ; il en parle à tout le monde.[..] Ils sont là-bas, lui ici. Il a du travail tant qu’il veut. C’est un très bon ouvrier. On le nourrit, on le cache et même on le paye assez. Le premier travail qu’il a fait en sortant des forêts, c’est le bassin de Bouscarle. Il le creusait en pleine nuit. « Je n’ai pas » disait-il «  le droit d’être au soleil dans ce pays. » Il avait peur des gendarmes.[..]
Quand tout le bassin a bien été approfondi, il s’est enfin risqué à travailler au jour. Il était dans le trou comme dans des tranchées de la guerre de 14. Et là-dedans, le travail était son loisir. Il disait à Bouscarle : « je te fais des enduits de palais. » [..] Bouscarle n’a jamais été un gros large,  ni un gros rigolo. Pour lui, un sou, c’est un sou ; et ça ne porte pas du visage ouvert. Il avait sa tête de bois et sa bouche pleine de poussière ; il ne disait pas un mot. S’il a pris le Milanais, c’est que le Milanais n’avait pas de papiers et ne pouvait pas exiger de prix réguliers. Alors les enduits de palais le laissaient plutôt froid au premier abord. [..] Ça ferait sûrement merveille pour garder l’eau. Et, en effet. L’eau que recueille Bouscarle coule à peine gros comme le tuyau de ma pipe mais il ne s’en perd pas une goutte. Grâce au bombardement de Milan. »
Le travail de la terre (ou de la mine, ou des enduits) est constant. Le geste y est hérité, le savoir-faire ancien. Les rapports de travail sont des contrats sans fin où s’entrelacent de la dette, du don, de la coercition, de la ruse, de l’honneur.

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