2 février 2023

Lee Miller, des corps en guerre

Lee Miller, des corps en guerre

Lee Miller est souvent présentée comme une sorte de "muse du surréalisme" et de l’art d’avant-guerre. Et une émouvante exposition Vénitienne en retrace le parcours. Oui, elle a posé pour Vogue, a été à la plage avec Picasso ou Eluard et travaillé la solarisation avec Man Ray, son compagnon d’alors. Mais je vais plutôt partager ici quelques réflexions sur sa contribution d’un autre ordre, sa contribution pas même à la photographie mais à l’expérience existentielle de la guerre. En tant que femme probablement. Quand la guerre éclate,Lee Miller poursuit ses recherches et son métier de photographe publicitaire sur la persistance de l’allure, de la mode dans un monde en ruine et ses modèles posent, sans trop de nourriture, et bas tracés au crayon sur les jambes, dans les ruines du Londres bombardé. Quelque chose d’un féminin des signes y résiste à la destruction. De même qu’elle est elle-même devenue modèle et figure de beauté après avoir été détruite par un viol durant son enfance. 
En 1944 elle plonge au cœur de la guerre comme correspondante de guerre et couvre, en uniforme et battle dress l’avancée des troupes américaines, du débarquement de 44 jusqu’à la Roumanie de 45. Trois de ses photographies sont emblématiques de cette expérience d’un au delà du regard. Ces trois clichés sont des photos de corps, comment un corps traverse la guerre.

La première montre une femme tondue, accompagnée par les rires des hommes qui l’entourent. La femme était probablement une responsable et elle conserve un maintien altier, en tenue blanche, alors qu'elle est conspuée et moquée par la foule. Elle a collaboré avec l'ennemi occupant ou peut-être même est-elle allemande. Le corps est sexué, et à travers l’ennemi c’est bien le corps de la femme de désir et sa centralité qui est au cœur de la vengeance et de l’ humiliation.

La seconde photo, cadre serré, des deux gardiens de Buchenwald rattrapés par les détenus au moment de la libération du camp est encore une photographie des corps. Élégance civile des vêtements de la fuite à comparer avec le dénuement ignoble des détenus sur d'autres photos de Lee Miller. Coiffures apprêtées des beaux gosses qui sévissaient sur les déportés tondus. Ces deux là, quand la porte de la cellule s’ouvre, tombent à genoux, implorent grâce. Leur premier regard est pour le soldat qui ouvre la cellule, le second est pour la photographe. C’est cette photo qu’elle retient. 

Viser, armer , tirer - elle exécute la sentence. Au nom d’un « nous d’humanité ». Elle appartient à l’armée des alliés. Les gars se sont jetés à genoux, bras ballants, comme ils l’exigeaient probablement du temps de leur toute puissance. Ils se sont bien fait taper, ils savent que ça va mal finir. Quand ils étaient gardiens, à cette place c'aurait peut-être été une balle dans la gueule ou donner aux chiens mais voilà soudain qu’une porte s’ouvre et qu’une femme les domine. Un monde à l’envers et il passe en accéléré dans leur regard toutes ces nuages du désir de la dernière femme, de la demande de pitié, de la soumission au nouvel ordre, et de briller un peu dans le regard d’une femme. Juste avant l’exécution, jeune homme , préfères-tu un prêtre ou une belle femme qui te photographie ?

La photo la plus célèbre car irradiante nucléaire constitue peut-être le climax existentiel d'Elisabeth Miller : dans l’intimité petite bourgeoise du Führer Adolf , dans sa petite maison de Munich, elle pose nue, telle que Man Ray , Cocteau ou la mode l’avaient un jour dévoilée, en vérité théâtralisée. Elle n’appuie pas sur le déclencheur , c’est son copain collègue David Sherman qui prend le cliché mais il est évident qu’elle en est l’auteur. Se déshabille comme au temps de sa splendeur iconique, dépose les boots boueuses, place dans le cadre la statue pseudo antique de l’éternel féminin et devant le cadre officiel d’Adolf tente de se laver de l’infamie nazie (elle vient d 'assister à la libération des camps) en profanant l’intimité de Hitler. C’est frontal, saisi au flash. Une femme renaît du sale et échappe par sa grâce à la rigueur géométrique. Regard vers le haut : elle sait que toute son histoire à elle l’a précisément amenée à cette fin de guerre-là. Ça ne suffira pas à la guérir de sa mélancolie mais ça reste une leçon d’humanité. Une artiste ukrainienne finira un jour par se laver dans la baignoire de Poutine.

 "Lee Miller et Man Ray, love, fashion, art" au Palazzo Franchetti à Venise, jsuqqu'au 10 avril 2023

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