17 mars 2014

Libération se libère

Ce week-end, le journal Libération retrouvait son accessibilité historique : un journal ouvert à ses lecteurs, en porosité nourricière. Comme une réminiscence du temps d’avant les sas, les accueils, quand le journal s’inventait chaque jour, dans une nécessité de parole juste et en proximité avec le lecteur. En province, le lecteur hébergeait le journaliste, pas content le lecteur entrait au journal, et velléitaire écrivant il proposait ses articles. Temps épiques maoïstes, bien plus libertaires qu’en Chine réelle. 
Et puis le journal s’est développé, constitué, devenu une entreprise, avec actionnaires, élus, organigramme, disparités salariales jusqu’à ce que écartelé par des tensions grandissantes entre rentabilité, performance, projet éditorial, crise de la presse écrite, il redécouvre l’authenticité de son exigence sur le mode d’un cri de rage, mêlant humilité et orgueil : « nous sommes un journal ». Car c’est bien parce que « ils sont un journal », comme communauté de projet, comme production quotidienne, comme écriture du monde qu’ils apparaissent comme marque et entreprise et non pas le contraire. La marque a une valeur considérable mais tant qu’elle est revivifiée, ensemencée (histoires de désir) par des journalistes et des lecteurs. 

Nous sommes des lecteurs 

Samedi 15 mars 2014 - Libération et la culture, salle du hublot
Donc retour aux fondamentaux : Libération s’ouvrait samedi, « corps et âme », à ses lecteurs : déambulations en grappes familiales, beaucoup de tout-petits, dans la vis du journal, discussions sur la terrasse dont la vue sur Paris faisait ressentir l’émotion Rastignac d'un July certain de sa vision conquérante. Les journalistes (bon, leurs enfants ?) avaient fait des gâteaux au prix libre, chacun se faisait tirer le portrait par l’équipe de photographes, souriants, épuisés, attentifs à approcher la singularité de chaque visiteur. Et puis des tables rondes, avec l’exhortation répétée à ce que les visiteurs donnent leur avis, fassent critique, proposent. Et, un peu partout, faisant visiter, discutant à la volée, échangeant publiquement en table ronde, des journalistes de Libération parlaient, écoutaient leurs visiteurs, réfléchissaient à voix haute. On aurait pu s’attendre à des discours d’autorité : information, point de vue, appels à soutien mais de fait, nous avons participé à une interrogation partagée, avec un véritable plaisir de l’échange. Les journalistes étaient heureux de notre intérêt et de nos points de vue, et nous étions heureux d’être si véritablement considérés. Cette crise finale est l’excellent début de quelque chose. 
Qu’apprenons-nous ? Dans nos enseignements d’anthropologie des groupes contractuels, l’étude de cas d’un journal est
toujours passionnante et aisée : le produit de la communauté de travail y est public, quotidien donc évolutif. L’enjeu stratégique classique du rapport intérieur/extérieur constitue la matière même du journal. Cette crise ouvre donc « naturellement » sur ces enjeux. 
J’en propose quelques-uns : 
· Quand le journaliste ne fait pas le malin ; toujours intéressant de voir comment le journaliste, par tendance blasé et donneur de leçons, rend compte d’un événement dont il est l’objet et le sujet. Évidemment la décision par l’équipe d’instituer une double page « nous sommes un journal » plutôt que de faire grève s’imposait. Si un journal se tait, ça abîme au mauvais moment sa rentabilité mais surtout on ne l’entend plus et ce sont les autres qui parlent. En revanche, aujourd’hui, au-delà de l’édito signé collectivement « les salariés de Libération », il serait également passionnant d’entendre le point de vue subjectif et donc autorisé de certains journalistes. Les papiers de Maggiori sur le sens d’un journal, et ses tentatives d’établir un dialogue avec les actionnaires sont remarquables et on lirait avec intérêt d’autres points de vue. 
· Cet effacement des signatures derrière le thème du collectif est politique mais également culturel : le journaliste (de Libération) est en général discret, il fait ce métier pour écrire, pas pour se raconter ou s’héroïser d’où difficulté en ce moment de retournement (faire voir l’intérieur). Sur le site web de Libération plusieurs journalistes répugnent à mettre leur photo, limite compréhensible mais réelle quand on sait que toute relation conversationnelle virtuelle est décuplée (doublée ?) par une photo. 
 · La prééminence de la culture. A la surprise des journalistes, ce qui passionne les lecteurs, c’est moins la politique classique (être de gauche ?) que la culture (comme politique esthétique qui engloberait l’être au monde). La table ronde « culture » qui se tenait dans la salle de la conférence de rédaction du matin, était pleine à craquer, participants journalistes, chroniqueurs, cinéastes chroniqués et un public attentif autant que forcément hétérogène (habitués intempestifs, opportunistes de circonstance, non-lecteurs mais placeurs de leurs infos, lecteurs « historiques », passionnés d’un sujet et pas d’un autre, etc.). 
· Le lecteur comme point aveugle. Le courrier des lecteurs a disparu quand la pub est entrée et les pages Rebonds proviennent de lecteurs d’autorité particulière. Le lecteur a physiquement disparu (réapparu dans les forums) et s’est peu à peu estompé du projet éditorial. Il y aurait un travail décisif à ré-entreprendre pour comprendre, décrire les lecteurs d’aujourd’hui.
Pour le dire en quatre lignes, Libération a de mon point de vue connu une succession de statuts relationnels : le lecteur-auteur cœur du journal / le lecteur promoteur du journal / les lecteurs excédés (au sens de débordés) par un journal qui ne parle plus à un lecteur physique mais virtuel / Le lecteur qui doute / et à présent le lecteur en désavoeu. Être lecteur de Libération aujourd’hui c’est ne pas en être content mais continuer à le lire. Ce qui me faisait dire depuis un moment qu’il y a la place pour un nouveau Libération aujourd’hui, et de ce point de vue, la crise actuelle est probablement une chance d’en faire advenir une nouvelle mutation génétique. 

La culture, on en redemande mais irréductible

Le problème culturel de Libération est que le journal est trop souvent prévisible : pour le dire le plus incorrectement possible dans la hiérarchie des valeurs on sait que, dans le registre du cinéma grand public, le prochain Tarantino sera encensé et que le prochain Lelouch sera matraqué. La discussion a d’ailleurs été intéressante lors de la table ronde : l’irrévérence est à la fois nécessaire (par rapport aux figures du pouvoir et de l’autorité, mais Tarantino ou Daho semblent justement l’être devenus) et moins pertinent en une temps où de multiples émissions de télé et d’ailleurs font posture d’irrévérence et de scandale. Le mot « tact » a été discrètement prononcé à propos de la présentation hagiographique de l’œuvre d'Alain Resnais au moment de son décès. Libération c’est à la fois une parole institutionnelle et des subjectivités assumées, dans ses chroniques et ses blogs. Ce qui peut se dire sur un blog ne s’énonce pas identiquement dans un article de fond. Une autre tension culturelle est celle ouverte par la part prépondérante du luxe, notamment Next. Il est incroyable que Libération accueille des montres de 20000 euros et la laideur vulgaire de marques dispendieuses alors qu’un magasine comme Femina présente, lui, des fringues portables à moins de 100 euros. Cherchez l’erreur. Si Libé ouvre positivement au luxe comme expression sociétale, comme il a ouvert à la télévision, au sport, aux séries télé, à la météo, à la bourse, il n’est pas cohérent à son projet que ce soit en excluant la créativité stylistique de la rue et les moyens de la classe moyenne ou populaire. A trop se croire exclusivement du même bord qu’Hermès, on finit par être transformé en boutique Colette.
Il y a donc quelque chose à refonder et à poser comme principes : imprévisibilité idéologique, extension du clavier des références esthétiques, intégration d’avis contradictoires. Restent des éléments qui maintiennent la spécificité de l’angle Libé : la problématisation des propositions, notamment par l’humour Lefort ou Dr Robert-Garrigos et surtout une écriture bien reconnaissable, dans son style et ses développés (les papiers actuels sont souvent plus longs qu’auparavant). L’écriture d’un Bayon, ses choix cohérents mais justement imprévisibles sont ce que j’attends de ce journal, avec l’impression (partagée j’espère par des milliers de lecteurs) que je suis le seul à comprendre sa nécrologie de Willy de Ville. Les rubriques de Jacky Durand à propos de cuisine ou de corrida sont un rendez-vous jubilatoire et ces petites fictions réalistes me font régulièrement passer à l’action politique « Do it » d’une pratique de ces recettes.
- Dernière chose : l’argent. Cette journée a été gratuite et généreuse. Ce don du journal à ses lecteurs est l’amorce des dons que feront les lecteurs. Il est évident qu’après avoir été à quelques reprises de crise un instigateur historique du crowdfunding à l’ancienne (des sacs postaux de chèques et espèces), Libération a de quoi desserrer, s’il se refonde explicitement dans ses principes (mon quarté-ticket de Direction politique esthétique : Lefort-Maggiori-Bayon-Quatremer) l’étreinte capitalistique en ouvrant le capital du journal au financement participatif. La rédaction doit reprendre la main, c’est la seule chance pour les actionnaires de finalement gagner de l’argent ou au moins d’en perdre avec panache. C’est l’option à venir probable des échéances très proches de cette fin de mois. Merci pour ces aventures, et à vous lire encore.

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