13 janvier 2012

Décrire le territoire. La leçon de Giono IV

Ce blog est une manière de payer ma dette aux artistes, aux penseurs qui, l’air de rien, préfigurent des compréhensions contemporaines. Jean Giono est l’un des plus manifestes de ces passeurs et les personnages de Panturle ou ceux de Baumugnes constituent dans ma pratique de coaching un repère Palo Giono qui vaut largement son Palo Alto.
Dans les méthodologies d’intervention, qui débutent toujours par un « décrire », Giono donne une autre leçon passionnante dans « Monologue », une nouvelle très peu commentée du recueil Faust au village. Ce texte décrit étape par étape, station par station s’il s’agissait d’un chemin initiatique, comment le territoire joue un rôle dans la vie des humains, en ce sens qu’il est leur cadre métaphysique, mythique, environnemental mais également le lieu de mémoire dans lequel basculent les générations. Le territoire dit la voix des ancêtres, nous éclaire Giono l’abo.
Cela vaut pour tout environnement et je propose que ce texte figure dans la formation de tout métier d’intervention (développement, accompagnement, communication, médiation...).

Station 9. Le jeu de la mort
Mais ceux du Pays peuvent mieux faire encore et le processus de contamination métaphorique (par déplacement des affects, par recouvrements des ambiguïtés)   qui préside à l’écriture se poursuit.
Perdre le souffle devient bientôt littéral.
" (.) En désespoir de cause, tout remettre en question ?
Le vallon de l’Iverdine passe pour être l’enfer. Alors l’enfer est partout. Dans la montagne, les gens ont un plaisir : se suspendre par leur capuchon. Ce sont des capuchons en peau, fermés au cou par une courroie de cuir. On se met à trois. Deux relèvent le troisième et le pendent à un clou par son capuchon. La courroie se serre, le sang ne circule plus dans la tête : la connaissance se perd. C’est si agréable qu’il faut recommencer constamment. Le pendu agite les jambes trois fois. La première fois il ne faut pas le toucher, c’est paraît-il le meilleur. (..) les très bons partenaires connaissent le moment exact, à une demi-seconde près (..). Ça se fait également en famille. Les mères pendent leurs fils et leurs filles, le mari pend sa femme ; on pend le père, on pend même le grand-père et la grand-mère. [..]
Ça n’est pas une coutume récente. C’est très ancien. On ne sait pas si ça remonte à l’an mille ou avant : ça s’est toujours fait." 

En comparaison avec le lyrisme du jeu, cette suspension par le capuchon est inouïe, jamais lue ailleurs chez Giono et dans aucune étude d’ethnographie locale. Ce que nous en savons nous vient plutôt des cours d’école de faits divers  où quelque jeu du foulard subsiste à l’âge où mourir paraît impossible.


Mais dans la description du Pays, cela fonctionne : le jeu de la pendaison, le jeu avec la mort, s’intercale entre le jeu de la carte et le jeu de la vie.
Les pauvres comme les riches, les jeunes comme les anciens, chacun peut s’approcher de l’expérience ultime, perdre connaissance puis revenir, traverser la suite des générations, s’apparaître à soi-même comme un ancêtre.
Puisque qu’il s’agit d’initiation, alors que le narrateur entrait personnellement dans le bois d’yeuses (« ça m’est arrivé »),  cette histoire de capuchon engage des personnages tiers : pas de vous, pas de je. Cela n’arrive qu’à ceux qui choisissent de s’y affronter.
Comme en toute initiation, il faut y être et en revenir pour savoir (puis se taire). 

Station 10. La vie est une sève qui irrigue le corps des femmes
« Pays ample et gras auquel il ne manque rien. Comme une jeune femme couchée de tout son long dans le foin, après une paisible fenaison, est l’image de la richesse. Ses seins se sont élargis comme des assiettes à soupe et débordent de chaque côté son corsage. Son jupon plaqué sur son ventre dessine les trois ravins en Y qui descendent jusqu’entre ses jambes. Ses chevilles sont creusées comme le manche des outils souvent maniés où la main trouve tout de suite sa place. Architecte au visage poupin, elle dort sans s’arrêter de construire l’avenir et ses villes. Jeune fille à la salive plus saisissante que le ciment. Pays de fruits où tout se distille,  jusqu’à la courbe des collines.. »

Le pays est donc une jeune femme qui dort, une promesse d’avenir. La moisson est faite, le corps est regardé, parcouru de la main, entre caresse, récolte et prise d’un outil. Pendant qu’elles travaillaient, depuis le cadre des yeuses, le point de vue était lointain. A présent, tandis qu’elle dort et rêve, elle incarne, à portée de main, la vitalité profonde du pays, qui s’exprime en fluides comme l’eau était le secret de la terre.
Ce moment est édénique : plénitude du travail accompli, être-là des jeunes formes, invitation à l’abandon. Il pourrait clore le texte dans une note d’apaisement hésiodique.

Durant quelques lignes, le pays et la jeune femme sont de même nature et l’homme y « navigue » : « (..) transfiguration de la terre en tempête de la mer (..) : cette houle où je navigue avec des araires, des chars, ou piéton solitaire en manteau flottant, élargissant à chaque pas la solitude entre les villages. (..) mellification du sol par les poissons-abeilles. (..) Et la nèfle un peu pourrie semblable au baiser de paix de l’habitant des îles. »

Mais Giono ré-humanise et ré-historicise cette sensualité édénique. Cette vision dure le temps d’un rêve, dans le bref abandon d’une fin de journée de labeur.
Car la femme, les amours, les alliances, sont subordonnées, s’adressent à la terre, au patrimoine.
Dans les lignes qui suivent, chaque terme « fonctionne » à la fois dans le registre érotique et dans celui de la géographie économique. Le mouvement du pays n’est pas l’amour mais la lente percolation des patrimoines  attachés à la terre.

« Pommes en vergers, filles aux bonnes joues qui nagent sous la vitre verte des glacis ; (..) pays de terres cousues les unes aux autres par de bons fils [« fils » tissés autant que « fils » de famille] ; labours où les versoirs saignent comme des mains de sage-femme ; (..) champs qui interviennent dans les mariages, choisissent le garçon ou la fille, s’interposent entre des amours (..) ; poussent la demande sur les chemins ; champs qui se marient ; champs qui sont présents à côté de tous les lits de mort (..) Chênes qui toussent comme l’aïeul redouté ».

Station 11. Où se conjoignent cosmos et générationnel
L’économie est cependant un prétexte. La grande affaire reste de durer, de s’établir dans le temps. Si les hommes oublient, le pays n’oublie pas car tous ses habitants, à jamais y séjournent, par le paysage qu’ils ont dessiné, par leur sueur, leurs poussières d’os et leur souffle. Ainsi, le dernier thème est une sorte d’accord métaphysique, qui se termine sur une note rapide, fugitive mais bouleversante.  Le lecteur n’est pas certain d’avoir bien compris, bien lu. Il a déjà lu vingt lignes auparavant la notation elliptique d’un « chêne qui tousse ».

D’abord, comme un travelling arrière qui s’accélèrerait, le « je » qui dit n’est plus de circonstance mais de démiurge :
« Granges en forme d’entonnoir à gaver les oies et j’en tiens le canon entre mes dents. (..) Mais je trouve parfois un message provenant d’un autre monde. Les murs (..) s’écaillent en carte de géographie, avec des îles de salpêtre autour desquelles je vois écumer la liberté, des continents dont je surplombe les espaces (..) Les coups de tonnerre s’appliquent à mes oreilles comme des coques marines. » 

Le pays n’est plus une femme endormie qu’on regarde, le pays-démiurge prend une ampleur cosmogonique.
Mais la tempête s’apaise, les dieux anciens se dissipent et le souffle fatigué du vieil homme rivé pour toujours à sa terre se fait entendre :
« Écouter tousser le chêne chaque fois que je ne vais pas sur la limite avec mon sillon puis m’en aller tousser dans le chêne quand mes descendants ne laboureront pas jusque sur la limite n’est peut-être pas le sort le plus beau. »

Les derniers mots  évoquent la beauté mais surtout l’incertitude. Ce n’est pas la réponse gravée dans le roc de la révélation biblique mais une question de petit humain qui subsiste humblement. Il n’y a pas le choix : chacun aura eu lieu dans le pays, par l’amour et le travail, dans le passage du temps. On ne peut s’y opposer mais on peut rêver mieux. Acceptation et dépassement, sont les ressorts de cette leçon de vie, et d’identification consubstantielle au pays mais tout aussi bien du projet littéraire. Les personnages de Giono sont à la fois acceptant et aventureux. De ce point de vue, le statut de ce texte n’est pas clos : il est sans doute une politique littéraire (comment je fais dire aux choses, dans mon pays d’écriture) mais aussi une méditation puissante sur le nouage du temps et de l’espace au travers des existants.
Géographie pleinement humaine, anthropogénie du lieu, Monologue, tout en coulant de source, s’avère d’une intelligence inépuisable.

L’air de rien, une théorie anthropologique du pays.
Monologue exprime une vision très ancienne, archaïque du lieu. Par contamination des pronoms ( le texte convoque, au gré d’un récit apparemment digressif toutes les figures de sujet humain : le je narratif, le je démiurgique, le je circonstanciel, le nous –le nous englobant comme le nous excluant-, le « vous », le « tu » du compère, le « ils » de la communauté, le « on » de la condition paysanne, le « il » impersonnel, le « il » cosmogonique) , par le débit des énumérations (celles des noms, celles des espèces), par porosité des affects (les maisons qui regardent, le pays qui joue un grand rôle, l’arbre qui tremblote, les fontaines à masque de visage, etc), Monologue s’émancipe de toute assignation pronominale et s’avère charrier toutes les apparitions du  Dit du pays. Le pays n’est pas écosystème, le pays n’est pas physique. Sa réalité, sa manière d’habiter le temps, est métaphysique. Giono se fait ici passeur aborigène, qu’il ait ressenti, inventé ou écouté dire, collecté.
Le non-humain communique avec -et s’identifie à- l’humain, dans une poétique qui recoupe la circulation des modalités existentielles élaborée par Philippe Descola  . Au-delà d’un panthéisme qui habiterait le lieu, Monologue décrit la puissance, la charge d’un lieu qui ne serait pas seulement potentielle mais incarnée dans des actes, des événements autant que par des humains. De la même manière qu’Ennemonde, boursouflante et antique pachyderme se contentait à la toute fin du texte éponyme  de s’identifier au pays qui se tient devant elle ou que le Panturle de Regain roulait aux pieds d’Arsule par l’entremise d’un torrent qui le noyait, Monologue passe d’un « existant » à l’autre. Mais cette fois-ci le récit ne s’encombre plus de    « partenaires » ou d’intercesseurs, il est l’expression directe du Pays. Le Pays est « chargé », cette  charge provenant des humains qui y ont vécu. Ce n’est pas comme nature qu’il parle mais en tant que sédimentation des générations.
Le non-humain n’est plus une catégorie distincte de l’humain mais une modalité existentielle du passage du Temps. La petite nouvelle descriptive s’est faite anthropologie métaphysique.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Merci pour votre commentaire !